"Son imagination se remplit de tout ce qu'il avait lu"
Don Quichotte et la mule morte
"Son imagination se remplit de tout ce qu'il avait lu"
Auteur : DORE Gustave
Lieu de conservation : Bibliothèque nationale de France (BnF, Paris)
site web
Date de création : 1863
H. : 24,5 cm
L. : 20 cm
Épreuve d'essai pour le Frontispice de L'ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche de Miguel de Cervantes Saavedra.
Graveur : Héliodore Pisan d'après Gustave Doré.
Gravure sur bois.
Domaine : Estampes-Gravures
Bibliothèque Nationale de France - Domaine public © Gallica
FOL-DC-298 (F, 1)
Don Quichotte par Daumier et Doré
Date de publication : Mars 2024
Auteur : Paul BERNARD-NOURAUD
La mode pour l’Espagne et l’attrait pour la figure de Don Quichotte
Du Barbier de Séville, donné par Beaumarchais en 1775, à Carmen de Georges Bizet, créé exactement un siècle plus tard, le monde de l’art français a longtemps entretenu une véritable fascination pour l’Espagne. Durant la période romantique, cet hispanisme se concentre tout particulièrement sur la figure de Don Quichotte, inventée par Miguel de Cervantes au début du XVIIe siècle (son roman éponyme paraît en deux volumes, le premier en 1605, le second dix ans plus tard).
La nouvelle traduction qu’en donne Louis Viardot en 1835 ne fait qu’augmenter l’intérêt des artistes pour le personnage. D’autant que Viardot est également fin connaisseur de la peinture du Siècle d’or espagnol, qu’il contribue alors à faire connaître. Le musée du Louvre se dote d’ailleurs d’une « Galerie espagnole » en 1838, peu avant que Viardot ne publie ses premières notices sur les peintres espagnols.
Gustave Doré (1832-1883) prépare son édition richement illustrée (377 dessins en tout) du livre de Cervantes en collaboration avec Viardot. Elle paraît en 1863 dans une édition de luxe, déclinée six ans plus tard en une version plus accessible. L’une et l’autre remportent alors un vif succès. Signe, là aussi, que du romantisme au symbolisme, dont Doré devient peu à peu le chef de file, en passant par le réalisme, la figure de Don Quichotte inspire bel et bien tous les artistes.
Honoré Daumier (1808-1879) commence lui-même à s’y intéresser dès le début des années 1850. Au contraire de Doré, toutefois, qui fit lui aussi ses débuts d’illustrateur sous la houlette de Charles Philippon, le fondateur du Journal pour rire, où Doré fut embauché à 15 ans, et de La Silhouette, qui publia les premiers dessins de Daumier alors âgé de 21 ans, ce dernier peint Don Quichotte au lieu de le dessiner. Ce choix, relativement surprenant de la part d’un artiste connu pour ses dessins de presse, tranche cependant par son économie de moyens avec la prodigalité dont fait montre de son côté la gravure exécutée par Héliodore Pisan d’après le dessin de Doré.
Une esquisse peintre face à une gravure fouillée
Ce dernier a placé en frontispice de son édition la planche intitulée d’après le texte de Cervantes : Don Quichotte. Son imagination se remplit de tout ce qu’il avait lu. Le lecteur y est aussitôt confronté à un vieillard déclamant depuis son fauteuil un livre à la main, une épée dans l’autre. D’autres volumes sont répartis un peu partout dans la petite pièce de style médiéval au milieu de laquelle il est assis. Ils se mélangent à d’innombrables figures de soudards s’en prenant à de belles dames défendues par de preux chevaliers en armures de tournois. Au-dessus d’eux, un dragon s’extrait de la mêlée, tandis que d’étranges créatures volètent près de la fenêtre qu’obscurcit un lourd rideau tandis que son cordon retient par les cheveux une tête de géant posée sur les dalles du sol. Extrêmement détaillé, ce saisissant fouillis plonge aussitôt le lecteur dans une agitation visuelle d’autant plus forte qu’elle renvoie implicitement à toute une iconographie fantastique.
La mise en page de la planche comprenant une figure assise et assaillie de toutes parts fait en effet songer à la célèbre gravure d’Albrecht Dürer, Melencholia I (1514), son architecture pseudo-réaliste évoque les Prisons d’inventions de Giovanni Battista Piranèse (1749-1750), tandis que ses figures d’assaillants rendent un hommage transparent au Sommeil de la raison engendre des monstres de Francisco Goya, qui avait pensé en faire le frontispice de ses Caprices en 1799. Autrement dit, Doré opère par accumulation graphique et référentielle, l’une alimentant l’autre.
En comparaison, Don Quichotte et la mule morte de Daumier est extraordinairement économe. L’œuvre a beau être une huile sur toile, elle ressortit néanmoins à la catégorie de l’esquisse. Les contours que donne le peintre à la mule morte au premier plan s’apparentent même d’assez près à ceux de ses dessins lithographiques. Hormis cette figure et les touches brunes et bistres qui suggèrent devant elles une ravine (la région de la Mancha où se déroulent les aventures de Don Quichotte est réputée pour son aridité), tout le tiers inférieur de la composition est pour ainsi dire désert. Les traits de l’animal mort ne sont d’ailleurs pas sans évoquer ceux de la mule que chevauche Sancho Pancha, l’écuyer de Don Quichotte, ou la maigreur de Rossinante, la jument que monte ce dernier.
Leur apparence à tous deux est toutefois réduite à des silhouettes qui se détachent à peine du défilé montagneux depuis lequel ils apparaissent au second plan de la composition. Le choix d’un format singulièrement étroit augmente encore cette impression d’éloignement. Il s’explique pourtant en partie par le fait qu’à l’origine cette peinture devait décorer la maison-atelier de Charles-François Daubigny à Auvers-sur-Oise. Si l’œuvre a bien été laissée délibérément inachevée (ce qui reste sujet à discussion), sa destination décorative n’en a pas moins incité Daumier à préférer le registre suggestif au détriment de l’illustratif.
Don Quichotte, figure artistique autant que politique et sociale
Il est une tentation à laquelle nombre d’illustrateurs de Don Quichotte (et leurs commentateurs plus encore) ont souvent cédé : celle d’identifier son destin à celui d’un artiste. Animé d’idéaux supérieurs bien que démodés, souffrant de vivre dans une époque en décalage avec celle de ses rêves, moqué par ses contemporains en raison même de sa sincérité, Don Quichotte partage à bien des égards la condition de l’artiste moderne au XIXe siècle. Mais ce sort supposément commun, fût-il fantasmé, n’est pas exclusivement artistique, ses implications sont aussi politiques et sociales.
Pour Doré, le choix d’illustrer Don Quichotte lui permet en effet de s’inscrire socialement comme un artiste à la croisée des grands courants de son époque : romantique par certains côtés, réaliste par d’autres, le thème lui offre également l’opportunité de céder à une fantaisie qu’on qualifierait rétrospectivement de pré-symboliste.
Daumier, pour sa part, en optant le plus souvent pour des peintures, peut jouer sur la confusion des genres, entre peinture d’histoire et scène de genre, et des registres, du comique au tragique. Ce faisant, il atteint des niveaux esthétiques et des publics que son œuvre de dessinateur de presse ne lui permettait pas a priori de toucher. Il convient cependant de ne pas surestimer cette dimension « stratégique » du choix de la figure de Don Quichotte par Daumier. Ou bien alors en réorientant la « stratégie » en question. Car en figurant l’Hidalgo, Daumier, peut-être plus encore que Doré, oppose à la société de son temps, bourgeoise, mercantile, confiante dans les bénéfices du progrès technique, une contre-image. Celle d’un homme seul, tout entier animé par ses valeurs, compagnon visuel de ces autres.
Henri FOCILLON, « Honoré Daumier », in Maîtres de l’estampe, Paris, Flammarion, 1969.
Philippe KAENEL, « Don Quichotte, Daumier et la légende de l’artiste », Artibus et Historiae, 2002, vol. 23, n° 46, p. 163-177.
Philippe KAENEL (dir.), Gustave Doré (1832-1883). L’imaginaire au pouvoir, Paris, Flammarion, Musée d’Orsay, 2014.
Victor I. STOICHITA, Figures de la transgression, Genève, Droz, 2013.
Lionello VENTURI, Peintres modernes. Goya, Constable, David, Ingres, Delacroix, Corot, Daumier, Courbet, trad. de l’italien par Juliette Bertrand, Paris, Albin Michel, 1941.
Romantisme : Le mot est introduit dans la langue française par Rousseau à la fin du XVIIIe siècle. Il désigne par la suite un élan culturel qui traverse la littérature européenne au début du XIXe siècle, puis tous les arts. Rompant avec les règles classiques, la génération romantique explore toutes les émotions données par de nouveaux sujets, en privilégiant souvent la couleur et le mouvement.
Symbolisme : Mouvement littéraire et artistique de la fin du XIXe siècle dont les adeptes préféraient l’évocation du monde de l’esprit à la description de la réalité.
Paul BERNARD-NOURAUD, « Don Quichotte par Daumier et Doré », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 12/12/2024. URL : https://histoire-image.org/etudes/don-quichotte-daumier-dore
À découvrir :
- Les journaux de Philippon
- Louis Viardot, notice de l'INHA
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