Angelus Militans
Auteur : KLEE Paul
Lieu de conservation : Staatsgalerie de Stuttgart (Allemagne)
site web
Date de création : 1940
H. : 70 cm
L. : 50 cm
Huile et détrempe sur jute
Domaine : Peintures
© BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais / image Staatsgalerie Stuttgart
L 1341 - 16-519176
L’"Ange soldat" de Paul Klee
Date de publication : Novembre 2022
Auteur : Paul BERNARD-NOURAUD
En exil sur sa terre natale
En 1940, Paul Klee est un artiste exilé dans le pays qui l’a vu naître soixante et un ans plus tôt. Né Allemand en Suisse, dans le canton de Berne, Klee n’obtient ironiquement la nationalité helvétique qu’après sa mort, survenue le 29 juin 1940. Les autorités fédérales ont rechigné jusqu’au bout à pérenniser son asile pour les mêmes raisons qui l’ont poussé à chercher refuge auprès d’elles : parce que son art s’écartait trop visiblement des cadres traditionnels auxquels l’idéologie nationale-socialiste attribuait à présent une valeur essentielle, et par conséquent incontestable.
Cet exil paradoxal sur sa terre natale est en effet le résultat direct de son éviction du monde de l’art par les nazis dès avril 1933. En septembre de la même année, dix-sept de ses œuvres avaient d’ailleurs été exposées à l’hôtel de ville de Dresde dans une exposition d’art dit « dégénéré », qui anticipait de cinq années l’événement du même nom qu’organisa le ministre de la propagande du IIIe Reich à Munich en 1937.
Cela fait donc sept ans, en 1940, que l’œuvre de Klee a été banni des cimaises des grands musées allemands, et qu’il est interdit d’enseignement. Lui dont les qualités de pédagogue l’avaient pourtant conduit à devenir professeur au célèbre Bauhaus de Weimar au début des années 1920. Il y avait notamment retrouvé Vassily Kandinsky, avec lequel Klee avait fondé à Munich, en 1912, le groupe du Cavalier bleu (Der Blaue Reiter). Après la Première Guerre mondiale, ce positionnement d’avant-garde suscita l’admiration des surréalistes parisiens, et contribua à sa reconnaissance internationale (le Museum of Modern Art de New York organise une rétrospective de son œuvre en 1930).
Lorsqu’il peint Angelus militans en 1940, Paul Klee est donc à la fois un artiste renommé, respecté par ses confrères, et un paria, méprisé par ses adversaires. S’il est difficile de déterminer jusqu’à quel point cette condition marque son œuvre (d’autant que, depuis 1935, le peintre souffre également d’une maladie – la sclérodermie – qui finit par l’emporter), les formes choisies par lui pour figurer un ange-soldat sans défense disent la conflictualité de son rapport à l’histoire qui lui est contemporaine.
Le fait que Paul Klee peigne sur une toile de jute grossière et non préparée connaît un certain nombre de précédents dès les années 1910. Les épais cernes noirs par lesquels il en délimite les différentes zones chromatiques sont en revanche caractéristiques de sa dernière période. Ils apparaissent une première fois, dénués de valeur structurelle, sous la forme d’une croix décussée dans Rayé de la liste (1933, Fondation Paul Klee), qui constitue une référence explicite au fait que l’artiste fut, à cette date, rayé du corps enseignant allemand.
Un ange-soldat sans défense
Dans le cas d’Angelus militans, ces épaisses lignes sombres confèrent à l’œuvre l’aspect d’un vitrail. Similitude que renforcent les effets lumineux qu’obtient Klee en recourant précisément à une toile rugueuse sur laquelle la matière picturale accroche plus ou moins, et provoque, par cette interaction hasardeuse, d’imperceptibles chatoiements. Cernées, les plages colorées se répondent néanmoins, soit par complémentarité (du jaune et du bleu), soit par addition visuelle des couleurs primaires : entre le jaune de la figure et le bleu de certaines zones, Klee intercale le vert qui résulte de l’addition des deux premières.
Ce principe harmonique et le graphisme qui le structure régissent la distribution des coloris d’Angelus militans selon un mode qui apparente l’ensemble au registre religieux. La nature angélique de la figure, quoique sommairement résumée, est en ce sens clairement identifiable grâce à ces deux ailes levées. Mais comme celles-ci ne se distinguent pas du corps du reste de la figure, elles font songer à un habit, du type de l’aube en usage dans la liturgie chrétienne. L’ange, tel que le représente Klee, paraît par conséquent empêtré dans son costume, telle une marionnette, dont on ne sait si elle prend son envol ou bien chute. Une position dans l’espace que le traitement non perspectif, repris par Klee à la peinture d’icônes, rend toutefois indécidable, et qui fait apparaître paradoxalement cet ange-soldat dans la posture d’un être sans défense.
De l’Angelus novus à l’Angelus militans
Dans la hiérarchie céleste formalisée par les mystiques chrétiens du Ve siècle, il existe en effet une catégorie d’anges soldats que l’on désigne depuis lors sous le nom de Puissances. C’est à eux que revient la mission de combattre les démons par les armes. A priori, l’Angelus militans appartient à l’ordre des Puissances, mais, en se montrant désarmé, il s’avoue vulnérable. Son désemparement n’ôte cependant rien à sa qualité de messager (telle est la signification étymologique d’« ange ») ; cela altère toutefois la valeur théologique de l’annonce qu’il porte en lui substituant une teneur historique.
Si la figure de l’ange est particulièrement bien représentée dans l’œuvre de Paul Klee à partir de la fin des années 1930, notamment dans ses dessins, elle y apparaît rarement dans sa dimension religieuse. En 1939, Klee la montre ainsi tour à tour « inachevé », « oublieux » et « laid » (Centre Paul Klee), ou bien encore « candidat », cette fois dans une gouache de la même année (Metropolitan Museum). Son apparition restée longtemps sans suite remonte cependant au lendemain de la Première Guerre mondiale, avec Angelus descendens (1918, collection particulière), déjà pourvu d’ailes-manches de couleur jaune, et en 1920 avec Angelus novus, aujourd’hui conservée au musée d’Israël, à Jérusalem . Auparavant, cette technique mixte de petit format (31,8×24,2 cm) avait appartenu au philosophe allemand Walter Benjamin.
Peu de temps avant qu’il ne se donne la mort pour échapper à la Gestapo qui le poursuivait désormais jusque dans son exil français le 26 septembre 1940, Walter Benjamin rédigea un court texte, intitulé « Sur le concept d’histoire ». Il y évoque l’Angelus novus de Klee, dont il fait « l’Ange de l’Histoire », celui qui annonce le désastre à venir et qui, devenu présent, rattrape tous ceux qui tentaient jusque-là d’y échapper – Benjamin comme Klee. Le penseur n’a certainement pas connu le dernier ange du peintre, son Angelus militans. Mais il est probable que, s’il en avait eu la possibilité, il l’aurait intégré dans cette lignée sécularisée des anges de l’apocalypse, maintenant que l’histoire a rendu la menace bien réelle en révélant du même coup le côté humain de l’ange, ou bien celui angélique de l’homme. « Ni ailé, ni captif, tel est l’homme », écrivait lui aussi avec quelque prescience Paul Klee en 1925.
Walter BENJAMIN, « Sur le concept d’histoire », 1940, in Idem, Œuvres III, Paris, Gallimard, 2011.
Christine HOPFENGART, Michael BAUMGARTNER, Paul Klee. Vie et œuvre, Paris, Hazan, Berne, Zentrum Paul Klee, 2012.
Paul KLEE, Théorie de l’art moderne [1925], Paris, Gallimard, 2001.
Paul KLEE, Journal [1957], Paris, Grasset, 2004.
Angela LAMPE (dir.), Paul Klee, l’ironie à l’œuvre, Paris, Centre Pompidou, 2016.
Paul BERNARD-NOURAUD, « L’"Ange soldat" de Paul Klee », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 23/11/2024. URL : https://histoire-image.org/etudes/ange-soldat-paul-klee
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