l'Embarras de Paris
Auteur : GUÉRARD Nicolas
Lieu de conservation : musée du Louvre (Paris)
site web
Date de création : vers 1715
H. : 19,7 cm
L. : 31,1 cm
eau-forte. Titre "L'embaras de Paris - Le Pont Neuf"
Domaine : Estampes-Gravures
© RMN - Grand Palais (musée du Louvre) / Adrien Didierjean
12-570418 / 5479 LR/ Recto
Les Embarras de Paris
Date de publication : Janvier 2020
Auteur : Jean HUBAC
Fascination pour les embarras de Paris
Alors que la ville s’étend de manière importante et accueille une population qui croît fortement au cours du XVIIe siècle (environ 300 000 Parisiens en 1600, 500 000 en 1680), alors que se multiplient les voitures à bras ou à cheval dans ses rues, évoquer l’activité quotidienne de la capitale du royaume de France sous l’angle des nuisances, qu’elles soient sonores, visuelles, olfactives ou physiques, constitue un motif à la mode au XVIIe siècle. Nicolas Boileau, en 1666, dans ses Satires, dresse ainsi une description restée célèbre des « embarras de Paris », en des termes critiques qui croquent le Paris des petits métiers et des domestiques. Évoquant ainsi les incessants bruits et cris de Paris, Boileau explique que « tout conspire à la fois à troubler [son] repos ».
Les graveurs et les peintres ne sont pas en reste et utilisent eux aussi les représentations typées des métiers parisiens, comme Jacques Chiquet (Les Cris de Paris) ou Claude Gillot (Les Deux Carrosses, 1707). Lorsqu’il s’agit de prendre le pont Neuf comme décor, l’évocation de la circulation et de l’encombrement de Paris devient particulièrement évident.
C’est dans cette tradition que s’inscrit L’Embaras de Paris de Nicolas Guérard. Issu d’une famille où les hommes exercent des métiers en rapport avec l’édition de gravures, lui-même graveur ordinaire du roi et éditeur, Nicolas Guérard reprend ici la satire de la société parisienne. Presque strictement contemporain de Louis XIV, il est déjà un artiste accompli lorsqu’il réalise cette eau-forte, scène foisonnante représentant l’enfilade du pont Neuf depuis la rive gauche.
Scènes de la vie parisienne
Une lecture organisée et une vue d’ensemble de la gravure paraissent difficiles, tant les petites scènes se multiplient pour dire les tumultes de la vie parisienne pendant la journée.
Le spectateur est jeté au cœur historique de Paris. Le décor est celui du pont Neuf, au milieu duquel la statue équestre d’Henri IV domine les immeubles de la place Dauphine, ouverte à l’extrémité occidentale de l’île de la Cité. À l’arrière-plan gauche, on distingue la colonnade du palais du Louvre et le clocher de Saint-Germain-l’Auxerrois (détail 1) surplombant les façades étroites des maisons du front de Seine qui cachent le dédale des ruelles d’un Paris hérité du Moyen Âge.
En observant attentivement la perspective du pont, on aperçoit, immédiatement à droite de la statue d’Henri IV, la façade de la pompe de la Samaritaine (détail 3), qui puise l’eau de la Seine au droit de la deuxième arche du pont pour approvisionner les Parisiens.
Partout, ce ne sont que circulations, déambulations, transports de gens et de marchandises, partage de la voirie… Le pont présente deux banquettes surélevées, précurseurs des trottoirs qui n’apparaîtront ailleurs à Paris qu’à la fin du XVIIIe siècle. Elles délimitent la chaussée, où l’activité est à son comble, dans un enchevêtrement de personnes, d’animaux et de véhicules. Nicolas Guérard rend compte de la diversité des modes de transport à la fin du XVIIe siècle dans les rues de Paris.
On distingue sur la gravure un carrosse tiré par un attelage à six chevaux, divers carrosses (l’un d’entre eux est-il une voiture publique de louage ?), une chaise à porteurs (premier plan gauche), une chaise roulante tirée par un homme (au pied des marches à gauche), une charrette (premier plan droit), des cavaliers, mais aussi bon nombre de piétons (détails 2 et 3).
La partie droite de la chaussée est en réfection, des ouvriers travaillent à la paver : Boileau écrivait que « des paveurs en ce lieu me bouchent le passage ».
La partie centrale est occupée par quelques figures typées : un couple de gens de qualité (nobles ou bourgeois) tente de fendre la presse mais se heurte à un porteur d’eau, lui-même bousculé par la ruade d’un cheval qui renverse son baquet (détail 2). Le porteur d’eau, figure emblématique des petits métiers parisiens, transporte deux seaux reliés par une bretelle de cuir passée sur ses épaules. Il joue un rôle essentiel dans l’approvisionnement des habitants en eau, prélevée aux pompes et surtout aux fontaines. À droite, un homme joue du tambour et crie sans doute quelques nouvelles aux passants.
Partout, les animaux partagent l’espace avec les hommes, moutons à gauche (détail 2), bovins à droite, causant du tumulte, des chutes (surtout de femmes) et des cris provoqués par des querelles de passage. Boileau s’en plaignait : « Chacun prétend passer ; l’un mugit, l’autre jure. […] On n’entend que des cris poussés confusément. » Le partage de la voirie avec les animaux, les piétons (portefaix, petits artisans, domestiques, simples promeneurs…) et les voitures provoquent des ralentissements. Les piétons sont victimes des multiples dangers qui les guettent.
Au tout premier plan, en haut à gauche, juché sur un échafaudage de fortune, un ouvrier fait tomber sa bassine qui ne manquera pas d’atteindre le promeneur imprudent (détail 1), comme en écho à la peur de Boileau d’être victime d’un couvreur laissant tomber une ardoise ou une tuile.
Au deuxième plan, la circulation se fait moins lisible en raison de la distance, mais on ressent l’agitation qui règne sur le pont. De part et d’autre de la chaussée, sur les banquettes, une rangée de petites échoppes éphémères (détail 4) anime le quartier. À gauche, sur la volée de marches, deux hommes jouent aux cartes (détail 4), d’autres emportent l’un des leurs évanoui (détail 1), sans doute après un mauvais coup pris lors d’un combat à l’épée. Celui-ci continue d’ailleurs un peu plus loin sur la banquette, sous l’œil de quelques témoins. Les combattants sont cependant sur le point d’être stoppés dans leur activité, en raison de l’intervention imminente d’un corps de garde qui se rend sur les lieux d’un pas décidé (détail 3). À droite, accoudé à la balustrade du pont, un homme fume du tabac (détail 4). Sur le toit d’un des immeubles de la place Dauphine, quelques ouvriers travaillent sans doute à poser des tuiles, mais l’un des leurs est emporté dans une chute vertigineuse (détail 4).
Il ne manque plus que le mouvement et le son pour vivre la scène, sorte de convocation de tous les sens pour une expérience quasi immersive dans l’activité trépidante de la circulation parisienne sur le pont Neuf.
Maîtriser le désordre
Le sous-texte de la gravure invite explicitement le spectateur à une expérience stimulant l’ensemble de ses sens pour parvenir à comprendre un paysage visuel et sonore perçu comme éminemment dangereux :« Pour marcher dans paris ayés les yeux alertes,Tenez de tous côtéz vos oreilles ouvertes,Pour n’être pas heurté culbutté ou blessé,Car si vous n’écoutez parmy le tintamarre,Garre garre la bas Garre rengez vous garre,Ou du haut ou du bas vous serez écrasé. »
Le poncif des embarras de Paris, véritable stéréotype littéraire et iconographique, fait écho au texte de Boileau : il décrit Paris en espace partagé, convoité, disputé, laissant l’honnête homme en proie à une vigilance de tous les instants et le piéton face aux multiples dangers de sa déambulation.
Croquer les petits métiers, le partage de l’espace public, l’animation de la circulation, les dangers de la promiscuité ne constitue cependant pas le seul intérêt de la gravure de Nicolas Guérard : il engage également le spectateur dans un décor où les pouvoirs publics tentent de recomposer l’espace et de mieux contrôler les mœurs, grâce à la perspective ouverte par le pont Neuf. Le pouvoir royal s’est en effet engagé dans une modernisation de la capitale. Le pont Neuf constitue un exemple d’architecture pionnière à Paris. Édifié en pierre à partir de 1578 et achevé en 1604, il est le premier pont sans maisons de la capitale. Les ponts reliant rive droite, rive gauche et île de la Cité n’étaient que quatre avant sa construction : il devient un lieu de promenade et de circulation majeur.
Même si Nicolas Guérard le choisit comme décor, ce n’est pas sur le pont Neuf que les embarras de la capitale sont les plus graves, mais dans le dédale de petites rues héritées du Moyen Âge qui composent encore la grande majorité du tissu urbain au début du XVIIIe siècle. La place Dauphine, conçue à la fin du règne d’Henri IV et dont les immeubles ferment la perspective à droite de la gravure, témoigne elle aussi de l’approche urbaniste engagée par le pouvoir royal.
La politique royale ne s’arrête pas à l’architecture ; elle concerne aussi la volonté de garantir un meilleur approvisionnement des Parisiens. De l’autre côté de l’île de la Cité, la pompe de la Samaritaine permet aux Parisiens de tirer l’eau de la Seine depuis son achèvement en 1608. D’autres pompes seront construites ensuite ailleurs sur le fleuve.
Le pont Neuf est également un lieu de représentation pour le pouvoir. La statue équestre d’Henri IV, installée en 1614, domine de sa hauteur et de sa majesté la circulation d’une part et l’île de la Cité d’autre part. Le fondateur de la dynastie des Bourbons surplombe une place publique carrée qui offre aux Parisiens une belle vue sur la perspective de la Seine vers l’aval, en direction du Louvre.
La présence d’une police, représentée ici par les soldats qui s’apprêtent à faire cesser le combat à l’épée, est structurée depuis la création de la fonction de lieutenant général de police de Paris en 1667. Celui-ci est en effet chargé du repos public, du maintien de l’ordre, mais aussi de la circulation, de la propreté, de l’approvisionnement en eau… D’une certaine manière, rien de ce que Nicolas Guérard a représenté n’est étranger au lieutenant général de police et au gouvernement des hommes que la monarchie tente d’instaurer avec plus de contrôle.
FAVIER Jean, Paris : deux mille ans d’histoire, Paris, Fayard, 1997.
FIERRO Alfred, Histoire et dictionnaire de Paris, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1996.
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MILLIOT Vincent, Les cris de Paris ou le peuple travesti : les représentations des petits métiers parisiens (XVIe-XVIIIe siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, coll. « Les classiques de la Sorbonne » (no 8), 2014 (1re éd. 1995).
Poncif : Reprend des idées, des modèles déjà utilisés ; cliché.
Banquette : Petite élévation, petite levée de terre horizontale et allongée.
Jean HUBAC, « Les Embarras de Paris », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 06/10/2024. URL : https://histoire-image.org/etudes/embarras-paris
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