Danse d'esclaves. (attribué à Augustin BRUNIAS)
Danse, article extrait de "Répertoire des notions coloniales par ordre alphabétique".
Danse d'esclaves. (attribué à Augustin BRUNIAS)
Lieu de conservation : musée d’Aquitaine (Bordeaux)
site web
H. : 29 cm
L. : 40 cm
Huile sur toile.
Domaine : Peintures
© Mairie Bordeaux - Photo JM Arnaud
M. C. :L6
Les esclaves et la danse
Date de publication : Janvier 2007
Auteur : Yves BERGERET
Les esclaves et la danse
Les esclaves et la danse
Une main d’œuvre servile peuple en nombre considérable les Antilles et les Amériques proches de celles-ci. Les propriétaires des plantations de canne à sucre ou de coton, avant l’invention de la photographie, font faire des peintures-souvenirs : portraits de la famille, petites scènes de genre, tableaux dont un des principaux objectifs est de rendre visible l’heureux aboutissement d’une ambition de prospérité harmonieuse dans la plantation.
Certains maîtres tolèrent à leurs esclaves un repos le dimanche ; il arrive alors parfois que l’esclave et sa famille ne soient pas nourris par leur maître, ce dimanche devant être consacré à la culture vivrière d’un lopin de terre concédé autour de la case. Le maître cependant concède des réunions festives entre esclaves.
Cette peinture non signée est attribuée à Augustin Brunias(1730-1796), peintre italien mort à la Dominique après avoir passé trente ans aux Antilles. Auteur de scènes de genre à la touche exotique, il met en scène avec raffinement des noirs et des mulâtres, dénudés ou vêtus de chatoyants costumes. Ses peintures sont largement diffusées en Europe sous forme d’estampes.
Le peintre joue habilement des contrastes entre un groupe statique central de musiciens et les deux danseurs qui l’encadrent, entre les chemises claires et les peaux sombre, entre le proche, nature aimable et comestible, et le lointain, nature sylvestre presque irréelle. Tableau étrange. Les yeux des personnages fuient. Jubilation apparente d’une danse, certes, mais enjeux mystérieux de celle-ci. Les maîtres ne les perçoivent pas. Brunias non plus, mais il pressent un mystère. Le tableau repose sur la répétition de formes ovales ou circulaires : corbeille de fruits, calebasse, guitare, chapeaux, bras pliés. La force massive des musiciens, face à nous, impose un mystère. Une raideur monumentale porte la musique que l’on n’entend pas ; mais elle doit être essentielle aux esclaves. Le maître commanditaire du tableau doit, quoi qu’il en soit, être satisfait par les apparences de gentillesse, de bonne corpulence, de distraction légère de ses employés. Ils sont bien vêtus, propres et costauds. Leur danse ne déchaîne rien. Les couleurs et la lumière sont heureuses.
Brunias observe. La qualité d’information ethnologique de sa peinture éclate. Bien au delà d’une compassion pour quelque danse raidie par la nostalgie de l’Afrique perdue, le tableau montre, peut-être sans tous les comprendre, ce qui porte cette danse et ceux qui la vivent.
Il est intéressant de lire ce qu’écrit à la même époque Médéric Louis-Élie Moreau de Saint-Méry (1750-1819), juriste d’origine martiniquaise, défenseur actif de l’esclavagisme tout étant proche de l’esprit des Lumières, et ayant réuni une documentation importante sur les Antilles, en particulier dans sa Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de Saint-Domingue (1796) . Il décrit avec précision dans un petit opuscule, Danse (1796) les chœurs de chanteuses répondant à une ou deux chanteuses principales à la voix éclatante, les danseurs, les tambours et les guitares et le penchant des noirs pour la danse, « si puissant que le nègre le plus fatigué par le travail trouve toujours des forces pour danser ».
La peinture de Brunias, tout aussi précise, montre les deux instrumentistes, initiés dans leurs ethnies d’origine, comme dans maints peuples d’Afrique de l’Ouest, en train de jouer d’instruments sacrés capables de convoquer des « esprits » ou des dieux pour les cérémonies : anzarka, instrument à cordes, et large tambour, percussion posée au sol comme si souvent en Afrique la calebasse évidée que l’initié frappe. Les deux femmes, sans doute chanteuses, sont aussi des initiées. Tous font venir les « esprits » dont ils sont, en quelque sorte les intermédiaires. Les deux danseurs sont aussi des initiés. Le danseur accompagne les gestes de ses chevilles et de ses poignets du son de grelots, comme certains danseurs dans les grandes danses de possession avec masques. Il est possible que les brutalités de la Traite et la volonté farouche d’acculturation des marchands d’esclaves, aient abouti à ce que ces initiés, mulâtres ou carterons, pour certains, ne soient pas de la même ethnie. Mais les initiations ont de fréquentes similitudes et l’impératif absolu de ne pas perdre le contact avec sa communauté et les « esprits » et « ancêtres » de celle-ci fait qu’on recompose, dans la déportation esclavagiste, des chants et des danses, des rites enfin qui restaurent syncrétiquement ces contacts communautaires. D’ailleurs tous dansent et chantent pieds nus, comme toujours on doit le faire sur le sol sacré.
Le tableau prend alors une signification plus profonde. Brunias montre, au delà de la prospérité fruitière dans la corbeille du premier plan, l’importance des mains qui convoquent les « esprits » en jouant, la gravité des corps qui ravivent les racines en dansant. La forêt brumeuse en arrière-plan est le murmure des origines, vrai « bois sacré » dont la mémoire des fétiches, des sacrifices et des rites qui l’habitent n’a jamais été abandonnée. La danse chantée est une cérémonie qui va aboutir à la transe des initiés, capables alors de porter la réponse des « esprits » aux spectateurs qui, inquiets de leur destin, les interrogent.
Regards sur les Antilles : Collection Marcel ChatillonCatalogue de l’exposition au Musée d'Aquitaine de Bordeaux, 23 septembre 1999 - 16 janvier 2000, Paris, RMN, Bordeaux, Musée d'Aquitaine, 1999.Gabriël ENTIOPENègres, danse et résistance (La Caraïbe du 17ème au 19ème siècle) Recherches et Documents Amériques latines, éd.L'Harmattan.Guide des sources de la traite négrière, de l'esclavage et de leurs abolitionsDirection des Archives de France, La documentation française, Paris, 2007.
Yves BERGERET, « Les esclaves et la danse », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 13/12/2024. URL : https://histoire-image.org/etudes/esclaves-danse
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