L'Ascension du Mont Cervin.
Auteur : DORE Gustave
Lieu de conservation : musée du Louvre (Paris)
site web
Date de création : 1865
Date représentée : 14 juillet 1865
H. : 79,5 cm
L. : 59,5 cm
Gouache, lavis d'encre de Chine, plume
Domaine : Dessins
© Photo RMN - Grand Palais - G. Blot
00-031250 / RF29946
L'essor de l'alpinisme
Date de publication : Mars 2007
Auteur : Bernard COLOMB
La deuxième grande date de l’alpinisme
L’invention de l’alpinisme remonte à la fin du XVIIIe siècle. Cette pratique sportive est celle des premiers « touristes », ces riches Anglais découvrant l’Europe à travers le Grand Tour d’un certain nombre de sites historiques, culturels ou artistiques. Des balcons des maisons aristocratiques bordant le lac Léman, on découvre les crêtes enneigées des sommets alpins. Naît alors l’idée de les escalader. La première marche majeure est franchie par les Chamoniards Michel Paccard et Jacques Balmat le 8 août 1786. La voie est ouverte, et un à un les sommets sont vaincus. Il reste toutefois des pics mythiques alors que le XIXe siècle avance. Le Cervin (le Matterhorn des germanistes) est l’un d’eux. Sa conquête, mise en image par Gustave Doré, est souvent notée comme la deuxième date essentielle de l’alpinisme après 1786. Son ascension, soixante-dix-neuf ans après, est l’œuvre d’une cordée européenne chevronnée composée d’Anglais, de Suisses et de Français.
L’Anglais Edward Whymper est un des pionniers légendaires de la genèse de l’alpinisme. Au début du mois de juillet 1865, il réunit dans le village de Zermatt (canton du Valais), au pied du mont Cervin, un groupe de montagnards expérimentés. Il y a là le Français Michel Croz, guide de Chamonix, deux guides valaisans, les Taugwalder père et fils, et trois Anglais, Charles Hudson, lord Francis Douglas et Douglas Robert Hadow. Ce dernier préfigure les actuels athlètes qui enchaînent les ascensions : il a, la semaine précédente, escaladé le mont Blanc en quatre heures et demie. Les alpinistes se mettent en route le 13 juillet pour bivouaquer au soir au pied de la montagne. L’ascension est réalisée dans la matinée du 14, et le sommet est atteint à 13 h 40 ce même jour. Après une heure de pause, la cordée se remet en route, et c’est lors de la descente par l’arête nord que survient le drame : Douglas Robert Hadow, deuxième derrière Croz, fait un faux pas et entraîne le premier de cordée, Hudson et Douglas dans l’abîme pour une chute de 1 200 mètres. Les deux Taugwalder et Whymper ont la vie sauve car la corde a cédé sous le poids des quatre hommes.
Un triomphe chargé de signes funestes
Durant son assez courte existence, Gustave Doré (1833-1883) s’est découvert un amour passionné pour la montagne. Alpiniste enthousiaste, il a croqué des paysages montagneux au cours de ses randonnées en Espagne, en Écosse et dans les Alpes. Il s’est rendu à plus de douze reprises en Suisse entre 1853 et 1881. Alors qu’il séjourne à Zermatt à la fin de 1865, il réalise deux œuvres associées : L’ascension du mont Cervin et La catastrophe du mont Cervin ; la chute. Le premier dessin, l’un des rares où figure un sommet, a été exécuté à la plume, au lavis d’encre de Chine et à la gouache. Il représente l’arrivée au sommet au début de l’après-midi du 14 juillet. L’artiste est ici dans l’interprétation narrative plus que dans une description topographique exacte.
Les sept hommes, pourtant réduits à la taille d’insectes, triomphent du formidable gigantisme de la montagne. Cette œuvre s’ordonne selon une construction pyramidale dont la partie sommitale du Cervin constitue l’essentiel. Elle est composée de plans très sombres se succédant jusqu’au pyramidion atteint par la cordée. Sur la gauche la falaise vertigineuse ouvre sur un vide béant. À l’arrière-plan figure un massif moins élevé avec ses glaciers et ses névés. Le ciel, couvert et bouleversé, les contrastes de lumière, rappellent la dureté de l’ascension, la menace oppressante de la nature face à l’audace des hommes. Ce thème sinistre est illustré au bas du tableau par des oiseaux rapaces de grande envergure et de mauvais augure, chassés de leurs aires par l’irruption des alpinistes.
Juste silhouettés au sommet, les sept montagnards aguerris lèvent au ciel ces longs bâtons recourbés que sont alors les piolets. La tête de la cordée s’enthousiasme alors que les derniers sont encore dans l’effort des derniers mètres d’ascension. Contrastant avec le caractère inquiétant de l’ensemble, l’élément humain révèle, même dans une toute petite dimension, l’euphorie, la jubilation des hommes triomphant de l’élément hostile.
La conquête de nouveaux espaces, pratique bourgeoise et engouement populaire pour les faits divers
Jusqu’au XVIIIe siècle, le rapport des Européens à la nature fait que certains territoires sont considérés comme des déserts, des espaces répulsifs. L’insuffisance des rendements agricoles amène l’extension maximale des terres cultivées. Les montagnes elles-mêmes sont couvertes de champs tant que l’enneigement annuel et la pente le permettent. En été, les villageois empruntent les cols pour aller faire des achats ou participer à des fêtes dans les vallées voisines. Nul ne se soucie alors d’atteindre les crêtes et les sommets des massifs escarpés.
Les profonds bouleversements économiques et sociaux engendrés par l’âge industriel conduisent à de nouveaux comportements. Ils apparaissent d’abord dans la bourgeoisie britannique, première bénéficiaire de cette révolution qu’elle a menée et qu’influence aussi le goût pour les espaces sauvages né du sentiment romantique. La fascination que la puissance des éléments exerce sur Doré en fait un des représentants de cette sensibilité.
Comme les « territoires du vide », les littoraux, décrits par Alain Corbin, ces « territoires du haut » sont peu à peu parcourus par des touristes, des randonneurs, des alpinistes, qui ont recours à des hommes d’expérience. Le mouvement est lancé. Zermatt devint rapidement un des « hauts lieux » de l’alpinisme. Après les sommets de leur continent, les Européens et plus particulièrement les Anglo-Saxons ont conquis toutes les montagnes du monde.
Si la conquête alpiniste est l’œuvre d’une élite économique et sociale, elle n’est cependant pas confidentielle. La seconde moitié du XIXe siècle voit l’émergence des médias populaires avec la baisse du prix des journaux et les progrès réalisés dans la diffusion de l’information. L’Angleterre étant à la pointe de ces évolutions, en tant que pays encore en avance dans les processus économiques, sociaux et culturels liés à l’âge industriel, c’est logiquement au Times que Whymper réserve l’exclusivité de son récit. Sa relation paraît le 8 décembre 1865 et fait le tour du monde, reprise par de nombreux journaux populaires à grand tirage dont le lectorat se régale de cette histoire de triomphe et de catastrophe. Elle prend place parmi les plus fameux faits divers de ce temps.
Claire-Éliane ENGEL, Histoire de l’alpinisme, des origines à nos jours, Paris, Éd. » je sers », 1950.
William HAUPTMAN, La Suisse sublime vue par les peintres voyageurs, 1770-1914, Lugano-Milan, Fondation Thyssen-Bornemisza-Éd. Electa, 1991.
Paul VEYNE, « L’alpinisme, une invention de la bourgeoisie, in L’Histoire n° 11, 1979.
Bernard COLOMB, « L'essor de l'alpinisme », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 14/12/2024. URL : https://histoire-image.org/etudes/essor-alpinisme
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