Case de la Martinique.
Auteur : DELAWARDE Jean-Baptiste
Lieu de conservation : archives départementales de la Martinique (Fort-de-France)
site web
Date de création : 1935
Date représentée : 1935
H. : 6 cm
L. : 9 cm
Domaine : Photographies
© Archives départementales de la Martinique
31 Fi 00 111
La case, ancrage symbolique du Cahier d'un retour au pays natal d'Aimé Césaire
Date de publication : Octobre 2007
Auteur : Yves BERGERET
Cette petite construction, précaire, au bord de l’océan, est typique de l’habitat des « 50 pas géométriques ». Cette zone est une bande de littoral, selon une ancienne mesure créée au XVIIe siècle par Colbert (en tout 81,2 mètres) : elle est zone militaire interdite, à une époque de conflits fréquents dans les Antilles entre colonisateurs européens et à une époque de tentatives de fuite d’esclaves vers ce qu’ils appelaient l’« Autre Bord » : idéalement l’Afrique perdue. Avant la Révolution française, on dénommait cette bande de littoral les « 50 pas du Roi ».
C’est pourtant là que depuis des siècles prospère une culture très vivace de résistance et de marronnage, caractéristique des esclaves qui veulent s’émanciper et de leurs descendants : économie informelle, squats bâtis progressivement avec n’importe quel matériau de récupération, appropriation « sauvage » de terrains, etc. Toutes sortes de solidarités parallèles et de réseaux d’entraide s’y sont développés ; la langue créole y est particulièrement créatrice. Le début du Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire, un des textes fondateurs du Mouvement de la Négritude, est profondément marqué par cet esprit des « 50 pas » : espace du marronnage, espace de la mémoire de l’esclave qui ne renonce jamais à son rêve de partir, libre[1], et installe ses rites avec vigueur.
"Déportés depuis la côte africaine, mêlés sans respect des ethnies à fond de cale dans les navires négriers, vendus et dispersés dès l’arrivée dans les Amériques, les esclaves africains reconstituent, malgré tout, des rites communautaires auxquels ils s’adonnent plus ou moins clandestinement. L’un des plus importants est le culte vaudou, syncrétique, émergeant rapidement en Haïti et joignant à de très nombreux éléments animistes africains (en particulier originaires du vodun pratiqué encore maintenant au Bénin) des éléments chrétiens, amérindiens et même franc-maçons. Le culte vaudou est une des principales manifestations de résistance identitaire des esclaves en Haïti. Il est extrêmement populaire et ne va pas sans parfois effrayer les maîtres. Dans le « houmfor », temple clos, se réunissent les initiés, sous la conduite d’un prêtre principal, le « hougan », et les pratiquants ; après le sacrifice sanglant d’un animal, des danses rituelles sur la surface sacrée circulaire, autour du « poteau-mitan » (véritable axe du monde), permettent de faire venir les « loas », « esprits et divinités » de ce culte afin qu’ils répondent aux questions, aux inquiétudes, aux sollicitations des pratiquants qui les interrogent. Les initiés en transe, devenus « chevaux de loas », répondent à ces questions et leur gorge articule ce que la pensée et la voix du « loa », à califourchon sur leurs épaules, leur insufflent."
La case, à deux pièces, est photographiée en oblique, comme saisie dans ses secrets ; ses ouvertures tournent le dos au vent dominant, l’alizé qui souffle sans cesse depuis l’Atlantique. On a d’abord construit la partie du fond avec un toit de tôle, puis, en dehors de toute réaction des autorités locales, on a ajouté la pièce annexe, encore précaire, avec un toit de paille et des planches de récupération pour dresser des cloisons en guise de murs. Peut-être y range-t-on le matériel de pêche. La mer est très proche, derrière les palmiers ; en contrebas à droite, une autre case. De même en contrebas derrière à gauche. Toutes précaires.
En général, le mari part avant l’aube pêcher avec son « canot » : jusqu’à récemment, c’est lui-même qui l’a taillé dans un tronc d’arbre ; il lui a donné comme nom un court proverbe ou aphorisme en créole. Lorsqu’il revient en fin de matinée, sa femme vend le poisson pêché qu’elle découpe avec un grand « coutelas » sur un petit établi au bord de la route ou du chemin qui passe près de la maison, à la limite, côté terre, des « 50 pas » : ainsi vit toute une famille. Au fur et à mesure des années, la case devient plus solide, s’agrandit, ne se cache plus. Mais elle reste précaire, soumise aux cyclones qui peuvent la détruire, comme finalement toute vie est précaire sur ces îles volcaniques dont les premiers habitants, amérindiens, ont été exterminés par les Européens ; et l’immense majorité de ses nouveaux habitants ensuite a été la foule des esclaves déportés par toutes les rigueurs de la traite et du commerce triangulaire.
Cahier d’un retour au pays natal, le long poème magistral d’Aimé Césaire, martiniquais, texte majeur de la Négritude et fierté de tous les écrivains et lecteurs de la francophonie, publié pour la première fois en 1939, évoque puissamment le deuil inconsolable de l’Afrique perdue, l’éthique des « 50 pas » et l’utopie du retour, dans l’épanouissement du langage et de l’homme. La très modeste case de la photographie de 1935, au bord de l’océan, chahutée par l’alizé qui souffle sans cesse de l’Est, où se trouve l’Afrique, bourdonne douloureusement de l’urgence de clamer la dignité de tout homme, esclave, descendant d’esclave, Noir. Un autre passage du Cahier d’un retour[2] témoigne de cette urgence.
La photographie rend bien compte de la technique de construction avec ses divers matériaux et son évolution au fil des années. La petite « véranda », selon l’expression antillaise, est la marque d’une satisfaction enfin gagnée, d’une fierté et même d’une petite moquerie des grandes « habitations » des « békés », anciens propriétaires des vastes plantations où travaillaient par dizaines les esclaves.
Si la lumière choisie par le photographe est subtile, si le grain de l’image est d’une grande finesse, si l’ensemble n’est pas sans éveiller quelque secrète nostalgie, on remarque surtout l’absence de toute présence humaine. Car dans les « 50 pas » on n’aime pas se laisser personnellement saisir, quand bien même serait-ce par une belle photographie.
Aimé CESAIRE « Cahier d'un retour au pays natal »in Volontés, n° 20, août 1939 ; Paris, Dakar, Ed. Présence africaine, 1993.
1. Aimé Césaire, Cahier d'un retour au pays natal, extrait :« Partir. Mon cœur bruissait de générosités emphatiques. Partir... j'arriverais lisse et jeune dans ce pays mien et je dirais à ce pays dont le limon entre dans la composition de ma chair : " J'ai longtemps erré et je reviens vers la hideur désertée de vos plaies " ».
Aimé CESAIRE, « Cahier d'un retour au pays natal », in Volontés, n° 20, août 1939 ; Paris, Dakar, Ed. Présence africaine, 1993.
2. Aimé Césaire, Cahier d'un retour au pays natal, extrait :« Et nous sommes debout maintenant, mon pays et moi, les cheveux dans le vent, ma main petite maintenant dans son poing énorme et la force n'est pas en nous, mais au-dessus de nous, dans une voix qui vrille la nuit et l'audience comme la pénétrance d'une guêpe apocalyptique. »
Aimé CESAIRE, « Cahier d'un retour au pays natal », in Volontés, n° 20, août 1939 ; Paris, Dakar, Ed. Présence africaine, 1993.
Yves BERGERET, « La case, ancrage symbolique du Cahier d'un retour au pays natal d'Aimé Césaire », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 21/11/2024. URL : https://histoire-image.org/etudes/case-ancrage-symbolique-cahier-retour-pays-natal-aime-cesaire
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