Les femmes créoles
Auteur : SAVART Joseph
Lieu de conservation : musée Victor-Schoelcher (Pointe-à-Pitre)
site web
Date de création : 1770
Domaine : Peintures
Musée départemental Victor Schoelcher
http://www.esclavage-memoire.com/lieux-de-memoire/musee-victor-schoelcher-12.htm
La représentation d'une société coloniale complexe
Date de publication : Janvier 2018
Auteur : Séverine LABORIE
Un peintre rémois aux Antilles
Rares sont les exemples aux Antilles d’œuvres peintes aussi anciennes que ce pastel représentant Quatre femmes créoles. Il porte une inscription qui fournit trois renseignements essentiels : une signature - Joseph Savart , une date - 17 octobre 1770, et un lieu – la Guadeloupe. Ces quelques mots résument tout ce que l'on sait de cette œuvre, la seule identifiée de cet artiste qui demeure totalement inconnu à ce jour et dont seuls quelques documents d’archives permettent d'esquisser le parcours.
On ignore ce qui pousse ce fils de bourgeois né en 1735 à Reims en Champagne à partir à l'aventure aux Antilles françaises, d'abord en Guadeloupe, puis en Martinique. Joseph Savart se désigne lui-même comme « maître peintre », mais il est difficile de se représenter son activité tant les témoignages de la vie artistique de cette époque sont rares et épars dans les colonies antillaises, dédiées aux cultures agricoles, régies par le système esclavagiste et dominées par la crainte des attaques ennemie de l'extérieur et des révoltes internes. Le sujet de ce pastel est cependant exceptionnel par comparaison avec les sujets traités par ses contemporains qui, à l'instar d'Agostino Brunias, peignent des scènes animées faisant une large place au paysage et utilisant tous les poncifs de l’exotisme.
Le costume, coquetterie féminine et marqueur social
Quatre jeunes femmes se tiennent debout dans un encadrement de fenêtre feint, serrées les unes contre les autres. Le regard souriant tourné vers le spectateur, elles nous éblouissent par leur beauté et par la coquetterie discrète de leurs costumes jupe-chemise en cotonnades légères ou en dentelles et leurs parures de bijoux. Si elles prennent la pose comme pour un portrait, elle se distinguent pourtant d'avantage par la couleur de leur peau que par l'individualisation de leurs traits. Trois d'entre elles s'accompagnent d'un accessoire, attribut de leur métier : une domestique tendant un plat de viande, une couturière ou une mercière posant avec ses coupons de tissus et sa règle, et une commerçante ambulante coiffée d'un plateau de petits pâtés. En l'absence de paysage d'arrière plan, l'effet de profondeur est donné par l'architecture feinte qui se détache sur un fond bleu très lumineux et par l'échelonnement des figures. Celles-ci vont de l'avant – formant une pointe avec la jeune créole à la carnation très claire du premier plan – vers l'arrière, où la composition se ferme à droite avec la femme en bleu, et à gauche avec la jeune Noire qui détourne le regard.
Joseph Savart démontre une vraie maîtrise de la technique du pastel, avec un crayonné très doux, presque vaporeux, rehaussé par des détails plus saillants qui permettent de restituer les textures et des tissus. L'artiste attache une importance toute particulière au rendu des costumes, fidèles aux descriptions qu'en font les voyageurs de l'époque à propos des « mulâtresses », femmes de couleur libres à l'élégance remarquable. L'élément le plus caractéristique de leur habillement est la bamboche, coiffe haute formée par la superposition de différents mouchoirs attachés par des épingles. Elle fait partie des marqueurs sociaux de la société coloniale : plus elle est haute, plus les tissus qui la composent sont raffinés, plus celle qui la porte prétend à un rang élevé dans la société.
Ce goût du vêtement prêté aux mulâtresses n'est cependant pas que vanité. Il est révélateur de la violence que porte en elle la société esclavagiste, qui repose sur un modèle de relations sociales binaire : Blancs = maîtres, Noirs = esclaves. La pratique des affranchissements crée bien une troisième voie, mais elle s'appuie sur une forte ségrégation raciale censée garantir aux Blancs, très minoritaires (13% de la population environ), le maintien de leur pouvoir. L'habillement et la parure sont ainsi utilisés par les femmes de couleur pour s'assimiler à la société blanche, tandis qu'en réaction l'autorité coloniale produit des lois somptuaires (1720, 1754, 1765 et 1809) leur interdisant le port de certains tissus – la dentelle et la soie notamment – et celui des bijoux en or.
Un manifeste républicain
La fraîcheur des habits, la finesse des tissus, les bamboches et les parures de bijoux en or, tous ces éléments présents dans le pastel de Savart contreviennent aux lois somptuaires et constituent un petit défi à l'ordre établi. Plus surprenant encore, c'est la figure de gauche, la plus noire de peau, qui est la plus richement parée avec son costume en fines dentelles, son collier grain-d'or à deux rangs et ses pendants d'oreilles en or. Paradoxalement, sa sophistication et celle de ses compagnes semble contredite par la simplicité de la gestuelle qui met en scène les « attributs » des petits métiers, évocateurs d'une condition plus modeste.
Il est également significatif que Joseph Savart s'attache à représenter côte à côte des femmes de couleurs différentes, dans une société qui utilise le préjugé de couleur, c'est à dire la différence de couleur de peau, comme légitimation de l’ordre social et fondement hiérarchique. Paradoxalement, c’est au moment où le préjugé de couleur est le plus encadré juridiquement que les philosophes des Lumières jettent les bases idéologiques qui aboutiront à la législation révolutionnaire abolissant l’esclavage et la ségrégation. C'est dans ce contexte que Joseph Savart dessine ces Quatre femmes créoles, représentées à l'égal des Blanches, magnifiées par le costume et les artifices du portrait, dignes et libres, conscientes de leurs différences et en même temps unies comme des soeurs. Elles célèbrent également la réussite d'une classe sociale émergente, celle des artisans libres de couleur qui parviennent à s'insérer dans le tissu économique colonial. Derrière la plaisante scène de genre, il est possible de voir l'expression d'un manifeste républicain pour l'union des gens de couleur et l’égalité des peuples. Enfin, ce que laisse supposer cette oeuvre, Savart le traduit par un geste politique fort une vingtaine d'années plus tard. En 1792, avec ses fils et 300 autres hommes, il quitte la Martinique occupée par les Anglais et s'exile sur l'île voisine, française à cette époque, de la Dominique. Il y participe à l’élection des députés des îles du Vent à la Convention nationale, premier vote au suffrage universel de l’histoire de France.
Séverine Laborie, « Joseph Savart maître-peintre à Basse-Terre», Revue des musées de France, 2012-1, pp. 70-80.
Danielle Bégot, « L’expression plastique dans les Antilles du XVIIIe siècle aux années 1870 », Anthologie de la peinture en Guadeloupe des origines à nos jours, Paris, 2009, p. 40-53.
Jean-Luc Bonniol, La couleur comme maléfice : une illustration créole de la généalogie des Blancs et des Noirs, Paris, 1992
Séverine LABORIE, « La représentation d'une société coloniale complexe », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 11/12/2024. URL : https://histoire-image.org/etudes/representation-societe-coloniale-complexe
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