Portrait de mère Agnès Arnauld et de sœur Catherine de Sainte-Suzanne, dit l'Ex-voto.
Auteur : CHAMPAIGNE Philippe de
Lieu de conservation : musée du Louvre (Paris)
site web
H. : 165 cm
L. : 229 cm
Huile sur toile
Domaine : Peintures
© Photo RMN - Grand Palais (Musée du Louvre) / Franck Raux
07-524396 / INV1138
Ex-voto de 1662
Date de publication : Janvier 2014
Auteur : Jean HUBAC
Une guérison miraculeuse
Au moment où il peint ce tableau, Philippe de Champaigne est un artiste connu et reconnu. Ce peintre flamand installé à Paris doit sa réputation à son œuvre riche qui regroupe des grands sujets religieux, des paysages et des portraits, y compris officiels. Marie de Médicis, puis Richelieu et Louis XIII, ainsi qu’Anne d’Autriche sous la Régence, apprécient son talent et en font un peintre officiel de la cour.
En 1656, la prise de voile de sa fille Catherine renforce les liens qu’il a noués quelques années auparavant avec Port-Royal 1. Il fait des dons et offre des tableaux aux religieuses. C’est justement pour célébrer la guérison inespérée de sœur Catherine de Sainte-Suzanne qu’il compose ce double portrait en 1662. Paralysée des jambes depuis deux années, sœur Catherine dit avoir été guérie spontanément le 6 janvier 1662, au terme d’une ultime neuvaine 2. Après la disparition de deux autres de ses enfants, Philippe de Champaigne perçoit cette guérison comme un miracle et offre le tableau à la communauté de Port-Royal, ex-voto qui pourrait aussi apaiser les menaces pesant sur le couvent.
Cette guérison intervient en effet dans un contexte de crise à Port-Royal. La communauté féminine adhère aux thèses jansénistes 3 – selon lesquelles l’homme ne tient son salut que de la grâce divine, dont il doit cependant se montrer digne en vainquant sa propre concupiscence – et elle refuse de signer le formulaire de 1657 condamnant cinq propositions de Jansénius, au motif que l’œuvre du théologien parue en 1640, l’Augustinus, ne les contient pas. Face aux pressions du pouvoir royal et épiscopal, les moniales résistent. La mort de la réformatrice du couvent, mère Angélique, coïncide en 1661 avec un renforcement de la persécution. Dans ce contexte, la guérison de sœur Catherine résonne comme le signe de la grâce divine et comme un soutien de Dieu à la résolution des moniales.
Une scène intime et dépouillée
L’œuvre de Philippe de Champaigne est un double portrait qui témoigne de sa parfaite maîtrise picturale. À droite, assise jambes étendues, sœur Catherine de Saint-Suzanne ; à gauche, mère Agnès Arnauld. Les deux femmes ne s’observent pas, mais leurs regards s’élèvent et convergent calmement vers un hors-cadre de la toile. En position d’orante, chacune porte un accessoire religieux, chapelet pour la mère, reliquaire en médaillon pour la sœur. La croix de bois clouée au mur se détache sur un fond de grisaille qui se fissure partiellement sous l’effet de la vétusté. Sa présence est un écho à la résurrection de sœur Catherine en même temps qu’un rappel du sacrifice ultime qui témoigne de la puissance insurmontable de la grâce divine.
La pièce est sombre et faiblement éclairée. Un rayon de lumière sans origine visible tombe sur mère Agnès Arnauld et sur les jambes de sœur Catherine, objet de la guérison miraculeuse. Cependant, les visages des deux moniales semblent eux aussi porteurs d’une lumière intérieure. Tranchant dans cet univers en nuances de beige et de gris, le rouge des croix et le noir des voiles encadrent les deux visages et renforcent leur mise en valeur.
L’humilité, le dépouillement et l’austérité du lieu répondent à celles des moniales, qui ont consacré leur vie à Dieu : robe de bure, plancher cloué, mur nu, fissure au mur. Le mobilier est très simple et composé d’un fauteuil, d’un tabouret et d’une chaise, sur laquelle repose un livre, probablement le livre de prière de sœur Catherine.
Dans ce décor, le temps paraît suspendu dans un présent absolu auquel répond l’état de stase des moniales. En haut à gauche, attribuée au médecin de Port-Royal, Hamon, ou au théologien Arnauld, et écrite par le neveu de Philippe de Champaigne, Jean-Baptiste, une inscription latine vient cependant préciser l’objet de la scène en faisant office de légende au tableau : « Au Christ, unique médecin des corps et des âmes. La sœur Catherine Susanne de Champaigne, après une fièvre de quatorze mois qui par son caractère tenace et la grandeur des symptômes avait effrayé les médecins, alors qu’était presque paralysée la moitié du corps, que la nature était déjà épuisée et que les médecins l’avaient abandonnée, s’étant jointe avec la mère Catherine Agnès par ses prières en un instant de temps ayant recouvré une parfaite santé, s’offre à nouveau. Philippe de Champaigne, cette image d’un si grand miracle et un témoignage de sa joie a présenté en l’année 1662. 4 »
Une peinture janséniste ?
Le regard des moniales tire le lecteur vers une élévation contemplative et spirituelle. L’absence d’arrière-plan introduit le spectateur dans le tableau, où tout est au premier plan, et l’absence de tout détail superflu accentue l’essentialité de la scène : la grâce efficace a permis la guérison de la sœur, tandis que l’intercession de la mère souligne l’importance de la communauté orante. Si les moniales rendent grâce à Dieu, l’œuvre elle-même remplit une fonction identique et reflète l’intensité spirituelle de la vie monastique à Port-Royal. Philippe de Champaigne a peint un huis clos religieux où se donne à voir la « présence cachée » de la grâce divine. Le tableau serait donc à la fois une offrande du peintre pour la guérison de sa fille et le témoignage d’un chrétien en faveur des manifestations visibles de la grâce invisible. En ce sens, la toile illustre un thème longuement développé par le théologien janséniste Antoine Arnauld.
La sérénité qui s’en dégage contraste avec les tourments dont la communauté est la victime depuis quelques années. Autant qu’une offrande à Dieu – un ex-voto –, ce tableau serait donc une offrande à la communauté et un soutien à Port-Royal, principal foyer du jansénisme français et pôle d’attraction pour des Français épris d’un profond renouveau spirituel. La persécution dont Port-Royal est victime redouble cependant entre 1664 et 1669.
Monique COTTRET, La querelle janséniste, in Jean-Marie MAYEUR, Charles PIETRI, Luce PIETRI, André VAUCHEZ et Marc VENARD (dir.), Histoire du christianisme des origines à nos jours, tome IX « L’âge de raison (1620-1750) », Paris, Desclée, 1997.
Bernard DORIVAL, Philippe de Champaigne (1602-1674) : la vie, l’œuvre et le catalogue raisonné de l’œuvre, Paris, Laget, 1976.
Louis MARIN, Philippe de Champaigne ou la Présence cachée, Paris, Hazan, coll. « 35/37 », 1995.
Alain TAPIÉ et Nicolas SAINTE-FARE GARNOT (dir.), Philippe de Champaigne (1602-1674). Entre politique et dévotion, Paris, R.M.N., 2007.
1. À cette époque, le monastère de Port-Royal est un haut lieu de la réforme catholique ; il devient l’un des symboles de la contestation politique et religieuse, face à l’absolutisme royal naissant.
2. Prières répétées pendant neuf jours consécutifs.
3. Mouvement religieux, puis politique, qui se développe en réaction à certaines évolutions de l’Église catholique et à l’absolutisme royal.4. Traduction de Louis Marin, in Louis Marin, Philippe de Champaigne ou la Présence cachée, Paris, Hazan, 1995.
Jean HUBAC, « Ex-voto de 1662 », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 24/11/2024. URL : https://histoire-image.org/etudes/ex-voto-1662
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