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La Traite des nègres

La Traite des nègres

Date de création : 1820-1823

H. : 30,6 cm

L. : 43,7 cm

Sanguine, pierre noire sur papier brun.

Domaine : Dessins

© Beaux-Arts de Paris, Dist. RMN-Grand Palais / image Beaux-arts de Paris

Lien vers l'image

EBA 982 - 17-510758

  • La Traite des nègres

Géricault et l’abolitionnisme

Date de publication : Décembre 2023

Auteur : Paul BERNARD-NOURAUD

Entre les deux abolitions de l’esclavage

Le 4 février 1794, la Convention abolit l’esclavage en France et dans ses possessions ultramarines avant que Napoléon Bonaparte ne le rétablisse huit ans plus tard. En 1818, pressé en ce sens par ses alliés britanniques, Louis XVIII se contente de déclarer la traite illégale. Ce n’est donc que le 27 avril 1848 que la Deuxième République met un terme définitif à l’esclavage. Loin d’être le fruit d’une évolution linéaire et inéluctable, un tel résultat n’a pu être obtenu que grâce aux esclaves eux-mêmes, à travers le marronage ou le soulèvement de Saint-Domingue débouchant, en 1804, sur l’indépendance d’Haïti, et avec le concours des partisans américains et européens de l’abolition, qu’ils appartiennent à la puissante Église quaker ou au mouvement des Lumières. Au début des années 1820, l’abbé Grégoire, co-fondateur en 1788 de la Société des amis des Noirs et ancien député de la Convention, poursuit inlassablement le combat pour l’abolition définitive.

Il est plus que probable que Théodore Géricault l’ait lu, et qu’il l’ait entendu. Le Radeau de La Méduse (1818-1819, musée du Louvre) semble en effet faire écho à certains de ses propos, d’autant que la frégate suivait une trajectoire qu’empruntaient alors les navires négriers. Un fait que le peintre ne pouvait ignorer, tant les recherches qu’il mena au sujet du drame lors de la préparation de son œuvre furent méthodiques et minutieuses. La plupart des commentateurs s’accorde sur l’évolution libérale que connaît Géricault à cette période jusqu’à sa mort précoce en 1824. C’est au cours de ses dernières années qu’il a nourri le projet d’un nouveau tableau de grand format qu’il concevait comme un pendant (1) au Radeau de La Méduse, suivant un principe dialogique qu’il avait déjà expérimenté en doublant l’Officier de chasseurs à cheval de la garde impériale chargeant (1812, musée du Louvre) d’un Cuirassier blessé quittant le feu (1814, musée du Louvre). Différent, le sujet de cette œuvre inédite était lui aussi en prise avec son époque. Il s’agissait de la Traite des nègres, ce dernier terme étant devenu, au XVIIIe siècle, synonyme de Noir réduit en esclavage. Géricault n’eut le temps d’en concevoir qu’une esquisse, aujourd’hui conservée sous ce titre dans les collections de l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris.

Monumentaliser l’horreur de la traite

Le format modeste de cette feuille d’étude laisse difficilement imaginer sa transposition sur une toile monumentale. Les innombrables esquisses préparatoires pour Le Radeau de la Méduse permettent toutefois de deviner comment son auteur aurait opéré pareil changement d’échelle, aussi bien que les modifications qu’il aurait induites. En l’état, à défaut d’éléments de contexte, ce sont les corps des figures qui structurent la composition de l’esquisse.

En son centre, le peintre a ménagé un espace. D’un côté, une figure musculeuse se déploie en s’apprêtant à en frapper une autre au moyen d’un bâton, de l’autre, sa victime ploie afin d’éviter le coup. Mais si son corps se courbe sous la menace, son visage se tend au contraire vers son bourreau qu’il regarde dans les yeux. Derrière chacun de ces deux protagonistes masculins, se répartissent deux figures féminines. L’une, à gauche, tente de retenir le bras du tortionnaire, empêchée par son acolyte qui la saisit au poignet, provoquant sa chute ; l’autre, à droite, console une femme qu’elle prend contre elle tout en dardant ses yeux vers le ciel. En plus d’un homme qui tend ses bras au second plan, ces trois figures sont les seules dont Géricault ait modelé les visages. Il recourt pour cela à la pierre noire ou à la mine de plomb, plus précis que la sanguine dont il use pour toutes les autres figures.

Bien que les figures ainsi marquées soient noires, Géricault n’y recourt pas pour cette raison (sans quoi leurs corps seraient également passés au noir). Il l’emploie afin de détailler les expressions faciales. Les traits qui forment dans l’angle inférieur gauche un groupe sommairement esquissé ont peut-être été exécutés avec la même technique. Quoi qu’il en soit, ces éléments indiquent que Géricault envisageait une œuvre comprenant des figures nombreuses, dont la disposition aurait tracé les lignes de force sans le secours d’éléments architecturaux. L’esquisse est en ce sens plus proche de la lithographie intitulée Boxeurs (1818, Metropolitan Museum) que du Radeau de la Méduse, ce qui ne préjuge en rien du caractère monumental et historique qu’aurait acquis la peinture si elle avait pu être élaborée. Au terrible du naufrage aurait ainsi fait contrepoint l’horreur de la traite, avec, dans les deux cas, des figures noires pour protagonistes principaux.

Faire d’un pamphlet abolitionniste une peinture d’histoire

La fin du siècle précédent avait vu émerger une iconographie abolitionniste très rapidement diffusée en Europe et en Amérique dans les milieux progressistes. Dans une série de gravures, William Blake avait recensé les tortures infligées aux esclaves dans les plantations au début des années 1790. Deux ans auparavant, les abolitionnistes de Plymouth avaient fait réaliser un plan de coupe du Brooks, un négrier de Liverpool, image qui connut un immense retentissement et d’innombrables déclinaisons jusqu’à aujourd’hui.

À la même période, le peintre anglais George Morland exécuta une peinture intitulée La Traite (vers 1788, National Museum of African American History and Culture), qui fut elle aussi abondamment reproduite en estampes. C’est de la composition de Morland que s’inspire explicitement Géricault pour son projet. La scène principale montrant un trafiquant lever son bâton au-dessus d’un homme noir qui le domine de sa stature mais ne se défend pas en constitue le principal indice. Toutefois, en dépit de quelques effets de lumière, la toile de Morland vise d’abord à montrer l’exécrable trafic humain (comme le mentionne son sous-titre) qu’est la traite, notamment en ce qu’elle implique de part et d’autre des enfants. Elle se veut plus didactique qu’historique. Pour autant qu’on puisse en juger, le projet de Géricault témoigne d’une ambition d’une autre ampleur. Il s’agissait manifestement à ses yeux d’inscrire l’exécrable trafic humain dans l’histoire de l’art, de lui ménager une place, fût-elle dérangeante, au sein d’une iconographie qui ne relevât pas seulement du combat abolitionniste, ou qui contribuât à cette cause d’une autre manière. Pour cela, le peintre devait transformer une représentation anecdotique en tableau d’histoire qui se serait avéré aussi inévitable pour ses contemporains que l’avait été Le Radeau de La Méduse lors de sa présentation au Salon de 1819. Si les deux œuvres avaient été exposées côte-à-côte, il n’est pas douteux que leurs spectateurs auraient deviné leur complicité tacite. D’autant que Géricault avait déjà donné comme sous-titre à sa peinture : Traite des Noirs sur un marché d’esclaves de la côte du Sénégal, cette même côte que La Méduse n’atteignit jamais.

Albert ALHADEFF, The Raft of the Medusa: Géricault, Art, and Race, Munich, Prestel, 2002.

Albert BOIME, The Art of Exclusion: Representing Blacks in the Nineteenth Century, Washington et Londres, Smithsonian Institution Press, 1990.

Catherine COQUERY-VIDROVITCH, Éric MESNARD, Être esclave. Afrique-Amériques, XVe-XIXe siècle [2003], Paris, La Découverte, coll. « Poche », 2019.

Cheryl FINLEY, Committed to Memory: The Art of the Slave Ship Icon, Princeton, Oxford, Princeton University Press, 2018. Léon ROSENTHAL, Géricault, Paris, Librairie de l’art ancien et moderne, 1905.

1 - Pendant : œuvre réalisée pour répondre à une autre œuvre dans sa forme et dans son sujet.

Iconographie : Ensemble des images correspondant à un même sujet. On parle de programme iconographique lorsqu’un décor en plusieurs parties regroupe de manière cohérente différents sujets autour d’un même thème.

Paul BERNARD-NOURAUD, « Géricault et l’abolitionnisme », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 27/04/2024. URL : histoire-image.org/etudes/gericault-abolitionnisme

À découvrir l'analyse du Radeau de la Méduse sur le site de Panorama de l'art

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