Une époque révolutionnaire
A l’époque où la barricade constitue un sujet nouveau dans la peinture et la littérature, son rôle devient systématique dans les événements politiques. Des insurgés érigent des barricades en 1827, 1830, 1832, 1834, 1839, 1848 (février et juin), 1849, 1851, et c’est alors que le terme acquiert son sens moderne. Sur vingt-cinq ans, toute une génération de jeunes républicains tels que Louis-Auguste Blanqui (1805-1881) ou François-Vincent Raspail (1794-1878) a fait son éducation politique au sommet des barricades en luttant contre les Bourbons et les Orléans, a acquis une maturité dans les combats de la Deuxième République et a été écrasée par le coup d’État de 1851.
1830, par son ampleur et son succès, constitue réellement la révolution des barricades. Pendant les journées des 27, 28 et 29 juillet, leur nombre aurait dépassé 4 000, dans les quartiers populaires de Paris. En février 1848 encore, on compte 1 512 barricades. Entre ces deux révolutions, les soulèvements suscités par des sociétés secrètes de tendance républicaine, comme la Société des Droits de l’Homme, voient l’implantation des barricades dans la ville se reproduire avec une extraordinaire continuité. Ainsi se confirment les remarques des contemporains : les barricades parisiennes réapparaissent comme par magie, au même endroit, d’une insurrection à l’autre.
Combat dans la rue Saint-Antoine. Paris. Gravure d’après Martinet.
Dans les rues étroites du Paris d’alors, une barricade est vite installée : un véhicule mis en travers, quelques arbres ou échelles suffisent à boucher le passage. Les insurgés en complètent l’édification avec des morceaux de bois, des tonneaux et surtout des pavés arrachés à la rue (texte sur les barricades[1]).
Ces constructions improvisées se révèlent des obstacles efficaces pour piéger la force armée dans le combat de rue. Le 28 juillet 1830, les cuirassiers de la garde royale, accablés sous une grêle de tuiles, de pavés, de meubles lancés par les fenêtres ou du haut des toits de la rue Saint-Antoine, renoncent à rejoindre l’Hôtel de Ville. Toute la population participe à cet affrontement. La gravure montre l’efficacité tactique et même comique des meubles et ustensiles en tout genre contre des cavaliers pourtant armés et disciplinés.
Plan de Paris, 1830
Le tracé en couleur de la déroute de l’armée devant l’insurrection sur le plan de 1830 dresse le bilan stratégique des glorieuses journées de juillet et situe le contexte de combats de rue comme celui de la rue Saint-Antoine. Le 28, les troupes (ici en rouge) divisées en trois colonnes par le maréchal Marmont (très impopulaire depuis sa trahison de 1814), progressent difficilement, dans les petites rues hérissées de barricades, vers plusieurs points stratégiques. Mais derrière elles, les barricades sont relevées. Les troupes sont isolées les unes des autres, parfois encerclées. Marmont s’efforce de les regrouper autour du Louvre, des Tuileries et de la place Vendôme, en espérant l’arrivée prochaine de renforts rappelés de province.
Contre les troupes figurées en vert, les insurgés tentent le 29 de déborder le Louvre à l’ouest, par la rive gauche, et prennent le Palais-Bourbon et la caserne Babylone. Deux régiments stationnés place Vendôme ayant fait défection, des bataillons sont prélevés par Marmont sur les troupes du Louvre pour les remplacer. Les insurgés en profitent pour envahir et mitrailler les cours du palais. Pris de panique, les soldats abandonnent le Louvre et les Tuileries, qui sont mises à sac. Marmont rassemble le reste des troupes sur les Champs-Élysées et se replie sur la barrière de l’Étoile. En trois jours, Paris est entièrement aux mains des insurgés. Le peuple vainqueur s’est affranchi des Bourbons.
La plupart des soulèvements qui suivent ne suscitent pas l’enthousiasme des Parisiens, qui redoutent les combats de rue et les balles perdues. Les barricades sont généralement érigées par des jeunes gens formés dans les sociétés secrètes où se développent les idées républicaines. Ainsi, les habitants de la rue Transnonain ont vu des barricades s’édifier à leur porte, en 1834, sans y prendre part ni pouvoir s’opposer aux menaces des insurgés (texte sur les insurgés[2]). Ils ne comprennent guère le lien entre des ouvriers en blouse et des étudiants « bien mis » ni leur volonté systématique d’édifier des barricades.
Rue de la Culture Sainte Catherine. Aquarelle de Gobaut. Juin 1848
En juin 1848, on recourt aux barricades par une sorte de réflexe défensif, mais la République proclamée en février nie toute légitimité au soulèvement. L’aquarelle de Gobaut décrit avec précision l’assaut d’une barricade édifiée le 23 juin dans l’actuelle rue de Sévigné (alors rue de la Culture Sainte Catherine), face à l’église Saint-Paul. Les fantassins escaladent la barricade sous les coups de feu tirés des fenêtres. Mais cette fois, l’assaut est présenté du point de vue de l’armée et des gardes nationaux fidèles à l’ordre établi, et non plus du côté des insurgés. C’est la représentation de l’uniforme qui triomphe.
Rue Saint-Maur. Daguerréotypes de Thibault. 25 et 26 juin 1848
Les premières photographies permettent de saisir l’atmosphère des barricades à des moments différents. Le daguerréotype du 25 juin illustre la phase d’attente qui précède l’assaut. On n’aperçoit âme qui vive dans la rue Saint-Maur avant l’attaque, les portes et les volets des maisons sont fermés, les émeutiers sont cachés derrière les barricades qui se succèdent à faible distance dans la rue, au niveau des carrefours. Le 26, après l’attaque du général Lamoricière, les habitants sont sortis et ont ouvert les fenêtres. Le journal L’Illustration publie dès la première semaine de juillet les deux daguerréotypes sous forme de gravure sur bois, usage tout nouveau par la presse d’une « planche daguerréotypée », propre à renforcer aussi l’impression de neutralité de l’information.
Dimension symbolique
Les barricades constituent l’expression concrète et récurrente des soulèvements populaires au cours des deux décennies qui précèdent le Second Empire. Les insurgés, issus de la classe ouvrière ou d’origine bourgeoise, étudiants notamment, formés dans les sections des associations républicaines, trouvent sur les barricades une forme d’action qui abolit temporairement les barrières sociales et favorise leur fraternité idéologique. Dans le souvenir de la révolution de 1830, ils poursuivent l’affirmation de valeurs républicaines, seules capables, à leurs yeux, de fonder une vraie justice sociale.
A la fin de la période, les facteurs technologiques et la détermination des autorités politiques à réagir réduisent l’efficacité et l’intérêt stratégique des barricades. Mais leur dimension symbolique d’éléments d’une tradition révolutionnaire reste ancrée dans les esprits.