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Le Triomphe de la mort

Le Triomphe de la mort

Date de création : Avril 1944

H. : 100 cm

L. : 150 cm

Autre titre : Les squelettes jouent une danse.

Huile sur toile.

Domaine : Peintures

© BPK, Berlin, Dist. GrandPalaisRmn / image BPK

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0001521 - 13-509675

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Felix Nussbaum, un artiste en clandestinité 2/2

Date de publication : Novembre 2024

Auteur : Paul BERNARD-NOURAUD

Peindre la mort triomphante en 1944

À la période au cours de laquelle il peint ce qui est sans doute son dernier tableau, Le Triomphe de la mort, au printemps 1944, Felix Nussbaum se sait traqué. Le peintre et résistant Dolf Ledel (1) qui le cachait jusque-là à Bruxelles avec son épouse, la peintre polonaise juive Felka Platek, a dû prendre le maquis. Les rafles ne cessent pas dans cette Belgique sous autorité militaire allemande où vivent Nussbaum et Flatek depuis qu’ils se sont exilés d’Allemagne où le peintre est né en 1904 dans une famille juive. De fait, deux mois plus tard, ils sont arrêtés sur dénonciation, puis internés dans le camp de Malines d’où ils sont déportés vers Auschwitz-Birkenau par le dernier convoi de Juifs parti de Belgique le 31 juillet 1944 ; ils y sont tous deux assassinés. Nussbaum compte ainsi parmi ces innombrables artistes dont les trajectoires furent brisées par le régime nazi qui les condamnait doublement, à la fois comme modernistes et comme juifs.

Après sa formation à Hambourg et à Berlin au tournant des années 1920-1930, et un séjour à Rome en 1932-1933, Nussbaum aurait dû en effet s’affirmer, à l’instar de ses prédécesseurs, comme un peintre important au sein du courant de la Nouvelle-Objectivité apparue au mitan de la décennie 1920. Comme eux, il partage un goût pour une facture classicisante, n’hésitant pas à recourir aux techniques picturales de ceux que l’on désigne encore à l’époque comme les primitifs flamands, voire à leur emprunter leurs motifs. Le Triomphe de la mort s’inscrit dans ce lignage. Le peintre y reprend en effet le thème pétrarquéen qu’illustra notamment Peter Bruegel l’Ancien dans une célèbre peinture éponyme de 1562, aujourd’hui conservée au musée du Prado à Madrid, de même qu’il y convoque celui des danses macabres, d’origine médiévale.

Un certain nombre d’éléments compositionnels, pourtant, mettent en évidence que Nussbaum ne se contente pas de reprendre ces thèmes voisins, mais qu’il en produit une véritable actualisation.

Une danse macabre du XXe siècle

Parmi ces éléments, beaucoup ressortissent effectivement au XXe siècle, ou à tout le moins aux temps modernes. Dans le fatras qui forme au premier plan inférieur une vaste nature morte désordonnée d’objets brisés ou déformés, on reconnaît ainsi (de gauche à droite) un mannequin de couturière avec son ruban mesureur, une machine à écrire, des bobines de film, un alambic, une ampoule électrique, une roue de vélo, un microscope, un téléphone en bakélite, une palette de peinture à l’eau et, près d’un ressort, un bout de fil de fer barbelé tel qu’on en aperçoit au deuxième plan, à gauche de la composition, attaché à un pieu devant un canon à bouclier dont le métal renvoie à la carrosserie de la voiture emboutie qui gît dans un fossé au lointain, tandis qu’un cavalier s’en éloigne.

Entre ces éléments disparates s’égayent comme en une frise neuf squelettes soufflant dans les trompettes du Jugement dernier, jouant du tambour avec un os, de la grosse caisse, de la flûte, de l’orgue de barbarie, du violon et du clairon. Ils comparaissent en hardes, dépenaillés ou portant leurs linceuls comme des toges, à l’instar de ceux qui tiennent un conciliabule derrière la ruine clôturant la composition sur la droite.

Plus inquiétants encore que ces spectres, des cerfs-volants grimaçants s’élevant au-dessus d’eux dans le ciel brun, les plus lointains filant même en escadrilles.

Peint sous une lumière égale, sans effet dramatique, l’ensemble est traité pour l’essentiel dans des tons froids et terreux qui assurent à l’hétéroclisme des motifs une relative homogénéité chromatique. Paradoxalement, cette tendance à assourdir la palette n’en rend les figures que plus saillantes, y compris celles qui, déjà représentées comme des images, apparaissent renversées parmi les débris : à droite un sexe mutilé de statue qui représentait sans doute la beauté virile près d’un nu féminin encadré lui aussi abîmé, et dans l’angle inférieur gauche une figure aux yeux bandées qui représenta un temps la Justice.

La fin d’un monde ?

Comme pour ces dernières figures, la tentation d’une lecture allégorique du Triomphe de la mort de Felix Nussbaum est grande. Les squelettes formeraient une vaste allégorie de la mort, les cerfs-volants celle des esprits malins, de même que chaque élément se prête à une interprétation de ce niveau. Celle-ci peut être codifiée par la tradition, comme dans le cas de la Justice mise à bas, sa balance renversée, ou bien dans celui de la colonne brisée, symbole prisé depuis la Renaissance chrétienne d’une Antiquité païenne en ruine.

D’autres, cependant, appellent une actualisation : destruction du corps humain, dissolution des arts (littéraire, cinématographique, musical) et des sciences (chimique, biologique, astronomique, mathématique…), ou encore échec de la modernité technique, qu’il s’agisse des communications, des moyens de transport ou de la guerre ; tous objets qui deviennent eux aussi mortifères.

Pourtant, il semble que l’excès d’éléments figurés comme des allégories excède précisément la lecture allégorique, qu’elle soit simple ou complexe. En effet, Nussbaum ne se contente pas d’entremêler éléments anciens et contemporains pour livrer une image totale du présent, il met à bas l’idée même d’allégorie en faisant de ce que la tradition regarderait comme une nature morte une décharge qui ne peut plus être considérée autrement.

À strictement parler, cette modernité-là, comme l’histoire dont elle est supposée être l’héritière est, dans ce Triomphe de la mort, en passe de devenir illisible, incompréhensible, et pour tout dire indésirable. Il ne s’agit pas de voir cette peinture comme une critique prémonitoire de la société de consommation, mais bien d’apercevoir que son auteur a rendu évidentes les conséquences d’une société de masses générant massivement les signes de son obsolescence, pour ne pas dire de son inanité. Ce n’est pas que plus rien n’ait d’importance, c’est que tout ce qui devrait importer (l’art, la science, la technique) paraît voué désormais à la mort, pour ne pas dire que ce tout vise à en couronner le triomphe. Ce faisant, Nussbaum dépasse la simple dénonciation de sa situation personnelle, toute historique qu’elle soit, pour dépeindre une véritable mise en accusation de l’histoire qui l’a acculé dans cette situation ; histoire dont il pressent la fin et dont il devine simultanément qu’elle signe bientôt la sienne.

Ziva AMISHAI-MAISELS, Depiction and Interpretation : The Influence of the Holocaust on Visual Arts, Londres, Pergamon, 1993.

Paul BERNARD-NOURAUD, Une histoire de l’art d’après Auschwitz. 2. Figures disparues, Strasbourg, L’Atelier contemporain, 2024.

Janet BLATTER, Sybil MILTON (dir.), Art of the Holocaust, Rutledge Press, New York, 1981.

Mark SCHAEVERS, Félix Nussbaum. Une vie de peintre, Paris, Martin de Halleux, 2024.

Laurence SIGAL-KLAGSBALD (dir.), Félix Nussbaum (1904-1944), Paris, musée d’art et d’histoire du Judaïsme, 2010.

1 -Dolf Ledel (1893-1976) : sculpteur et médailleur belge, il pratique la taille directe. Pendant la deuxième guerre mondiale, il entre dans la résistance armée et prendre le maquis avec sa femme. Il n'est pas affilié à un parti.

Paul BERNARD-NOURAUD, « Felix Nussbaum, un artiste en clandestinité 2/2 », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 13/11/2024. URL : https://histoire-image.org/etudes/felix-nussbaum-artiste-clandestinite-22

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