L'engrenage fatal.
Les bilans du cartel.
L'engrenage fatal.
Auteur : ANONYME
Lieu de conservation : La Contemporaine (BDIC, Nanterre)
site web
Domaine : Affiches
© Collections La Contemporaine
La crise des années 1930 : la démocratie en question
Date de publication : Août 2006
Auteur : Alexandre SUMPF
La France a été le pays d’Europe occidentale le plus touché par la Première Guerre mondiale sur les plans économique, humain et social. Dans l’entre-deux-guerres, les gouvernements qui se succèdent sont fortement polarisés : Chambre « bleu horizon » de 1919, « Cartel des gauches » de 1924, nouvelle « union nationale » sous l’égide de Poincaré. L’instabilité ministérielle le dispute à l’ampleur de la crise économique et sociale dans laquelle est durement plongée la France depuis 1931. À chaque fois que la gauche radicale et socialiste gouverne (1924-1926 et 1932-1934), des ligues d’extrême droite se développent. Groupuscules (L'Action française) ou véritables mouvements de masse (Croix-de-Feu), elles se rejoignent dans les attaques contre la démocratie parlementaire, qui culminent lors des violentes manifestations du 6 février 1934 à Paris. Daladier démissionne sous la pression de la rue et est remplacé par Doumergue. La contre-manifestation de gauche, le 12 février, initie le rapprochement de la S.F.I.O. de Blum et de la S.F.I.C. de Thorez, qui aboutit à l’accord du 25 juillet 1934. La campagne électorale pour les législatives de 1936 s’engage sous ces auspices de quasi-guerre civile.
Par leur cadrage, leur composition et leur mouvement, les deux affiches sont marquées par un graphisme volontairement moderne, qui rompt avec les compositions classiques.
La première affiche, intitulée « L’engrenage fatal », frappe par la clarté de son propos graphique et le dynamisme qui découle de l’utilisation à la fois symbolique et concrète du rouage. Au centre, la première roue représente le passé proche, en toutes lettres : la victoire de « l’Union des gauches » (nouveau Cartel) aux élections de 1932. La seconde roue est simplement ornée de la faucille et du marteau qui symbolisent le communisme : c’est l’alliance rouge du Front populaire qui est dénoncée. L’homme, happé par le bras, est broyé par ces deux forces qui provoquent immanquablement, de manière mécanique, « ruine, guerre, misère ».
Le thème est repris de façon quasi identique dans la seconde affiche : titrée en noir « 1914 la guerre », « 1926 la faillite », « 1934 la guerre civile », texte et illustrations s’inscrivent sur un fond qui martèle en rouge « les bilans du Cartel ». Les références sont ici plus explicites que dans la première image. La tête de mort coiffée du casque des poilus de la Grande Guerre, les coffres vides de la France après la brève expérience du Cartel des gauches (1924-1926), la référence à la manifestation du 6 février 1934, illustrent parfaitement le propos écrit. C’est une affiche à la pédagogie efficace. Le lettrage du fond à l’horizontale, des slogans de choc en travers et des dates échelonnées selon une diagonale descendante donnent à cette succession de malheurs un caractère inéluctable : ce cercle vicieux rappelle finalement lui aussi l’image du rouage.
L’emploi du rouage n’est pas inédit dans l’entre-deux guerres : on pense bien sûr à Charlie Chaplin dans Les Temps modernes (1936). Un photomontage de Marcel Ichac pour la couverture du magazine VU de mars 1933 offre exactement la même image, inversée vers la droite et titrée « Fin d’une civilisation ». Le personnage pris dans les énormes roues dentées métalliques, torse nu, semble être un paysan broyé par l’industrialisation du pays. L’image du rouage, propre au monde ouvrier, est donc volontairement détournée par l’affichiste au service des Républicains nationaux d’Henri de Kérillis. Il insiste sur la « ruine » de l’homme honnête en costume – traditionnel électeur de cette droite républicaine, non factieuse – qui résultera immanquablement de l’alliance des forces de gauche scellée en juillet 1934.
« Les bilans du Cartel » est un titre ambigu, puisque, à proprement parler, il n’y a eu que deux expériences d’union de la gauche : en 1924 et en 1932. Les trois dates reportées sur l’affiche revisitent donc librement l’histoire de France. La date de 1914 est celle du début de la Grande Guerre, dont l’affichiste cherche manifestement à imputer la responsabilité à la gauche. Or le parti socialiste, s’il a effectivement obtenu plus de voix en 1913 et a voté les crédits de guerre, est connu pour ses positions pacifistes, dont Jean Jaurès est le meilleur exemple. On remarque que la victoire de 1918 est volontairement passée sous silence. La date de 1926 est celle de la fin du Cartel dirigé par Édouard Herriot, une période de quasi-banqueroute de l’État – qui est surtout une conséquence de la guerre et de l’incurie du Bloc national. Ici, 1926 sous-entend le retour de Poincaré, l’homme du « Verdun financier » de 1924, appelé une nouvelle fois au secours de la nation. Enfin, la date de 1934 est associée explicitement à l’émeute de la Concorde le 6 février : l’ancien combattant, héros invalide, tombe au champ d’honneur en défendant le drapeau national. L’affichiste de la droite républicaine tente ainsi de faire passer la manifestation des ligues d’extrême droite pour un acte de résistance, alors même que la démocratie a été sérieusement mise en danger. Le slogan « la guerre civile » apparaît comme une menace adressée au front de gauche et souligne parfaitement l’atmosphère politique de l’époque.
Maurice AGULHON, La République, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 1990.
Dominique BORNE et Henri DUBIEF, La Crise des années 1930 (1929-1938), Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1989.
Jean-François SIRINELLI (dir.), Les Droites françaises, de la Révolution à nos jours, Paris, Gallimard , coll. « Folio Histoire », 1992.
Michel WINOCK, Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1990.
Serge WOLIKOW, Le Front populaire en France, Bruxelles, Complexe, 1996.
L’Action française : Journal fondé en 1908 par Charles Maurras et Léon Daudet. Ce quotidien défend des thèses nationalistes, d'extrême-droite, anti-parlementaires, anti-républicaines et antisémites. Il sera mis à l'index par le pape Pie XI en 1926. Il soutient le régime de Vichy et sera interdit à la Libération en 1944. Les années disponibles sur Gallica, BNF
Alexandre SUMPF, « La crise des années 1930 : la démocratie en question », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 23/11/2024. URL : https://histoire-image.org/etudes/crise-annees-1930-democratie-question
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