Apparition du Christ à un soldat russe blessé
La Civilisation européenne
La voix des ruines
Apparition du Christ à un soldat russe blessé
Lieu de conservation : Staatsbibliothek zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz (Berlin)
site web
Date représentée : 1914-1915
Domaine : Estampes-Gravures
© BPK, Berlin, Dist. RMN - Grand Palais / Ruth Schacht
11-559694 / 2°423025
La guerre juste
Date de publication : Juin 2021
Auteur : Alexandre SUMPF
Le choc des cultures
Dans une nation moins déchristianisée que la France, où la foi ne constitue pas le principe de ralliement d’un parti (comme le Zentrum – parti politique catholique allemand ) mais le fondement du régime, la première lecture du conflit mondial en Russie a été teintée d’eschatologie religieuse. Une fameuse affiche de 1914 montre le tsar– qui est aussi le chef temporel de l’Église orthodoxe russe – en preux lancé dans une nouvelle croisade contre les hérétiques impérialistes d’Occident et les impies ottomans. Les images représentant le miracle de l’apparition de la Vierge dans les bois d’Avgoustovo, en août 1914, ont été très largement diffusées. Cette guerre sainte « pour le tsar, la foi et la patrie » a inspiré son estampe au dessinateur Chaporov, qu’il a été impossible d’identifier, mais qui s’inscrivait manifestement bien dans le contexte de l’époque.
Qui dit guerre sainte dit guerre juste – et chacun des belligérants a tenté par tous les moyens, y compris visuels, de démontrer que le Droit était de son côté. Ainsi de l’ironique Civilisation européenne de 1916 où il moque le recours des Français et des Britanniques aux recrues indigènes de leurs colonies. Arthur Johnson (1874-1954) est un dessinateur américain qui a passé son adolescence en Allemagne où son père était en poste diplomatique. Après son cursus aux Beaux-Arts de Berlin, il entre comme dessinateur à la revue satirique allemande Kladderadatsch (Charivari), à laquelle il contribue jusqu’en 1944. Comme la très grande majorité de ses confrères européens, il prend le tournant de la propagande dès 1914 : ses charges contre l’Entente assure sa renommée, qui ne retombera pas pendant les années 1920. En 1933, il adhèrera au parti national-socialiste et mettra son talent au service de Goebbels, avec une série de caricatures antisémites très efficaces.
Victor Prouvé (1858-1943) n’a pas été plus mesuré en 1914 dans sa mobilisation patriotique et son anti-germanisme primaire. Loin des journaux humoristiques avec lesquels il ne collabore plus guère, c’est aux institutions publiques qu’il offre ses services. La Voix des Ruines fait partie d’une série pédagogique commandée par le ministère de l’Instruction publique en 1918, qui compte au moins 17 placards sur des thèmes liés au conflit : Hygiène de guerre (alimentation), L’Effort paysan, Le Laboratoire ou l’affiche slogan inspiré de Pétain Soyez patients. Soyez obstinés.
Civilisation ou barbarie
L’estampe intitulée Apparition du Christ à un soldat russe blessé situe la scène dans un sous-bois à l’ambiance verdâtre, au printemps. La composition horizontale se lit de gauche à droite, du trépas dû à la guerre – deux soldats russes, figés par la mort – au salut incarné par l’arrivée du Sauveur devant le troisième soldat blessé, agonisant. L’aura lumineuse et la toge drapée blanche du Christ, hors du temps, contrastent avec les uniformes verts de l’armée russe et les troncs sombres de la forêt inconnue. Au milieu de l’image, le bras du Christ touche le soldat en signe d’intercession divine et de rédemption vers le Salut.
La Civilisation européenne raille l’ennemi en s’appuyant sur un entrefilet paru censément dans le Daily Express, qui rapporte qu’un soldat colonial a harangué les soldats blancs et les a menés au combat. C’est ce héros anonyme qui est représenté au premier plan et qui écrase de sa stature toute la scène. À moitié civilisé, il porte encore un fusil et le pantalon garance, le képi et les guêtres blancs de l’uniforme français de 1914 ; mais encore plus sauvage, il est pieds nus, torse nu, muni de gris-gris (avant-bras gauche, cou, narine) et porte un crâne humain en guise de musette. Ses membres surdimensionnés, son regard exalté, la contorsion de son corps suggère qu’il ne combat pas, mais qu’il effectue une danse macabre digne du cannibale qu’il a toujours été. Il contraste donc par son archaïsme avec la beauté froide de l’artillerie moderne et l’art de l’assaut possédé par les deux soldats européens. À l’arrière-plan, le frère britannique de l’indigène est moins effrayant, mais totalement ridicule : il porte le kilt écossais et fume la pipe anglaise.
Contrairement à d’autres images réalisées par Prouvé pour les écoles, La Voix des ruines adopte un format horizontal, plus propice à l’évocation d’un paysage. Proche des esquisses réalisées en 1915 à Gerbéviller, en Lorraine, ce champ de ruines comprend trois plans sous un ciel lourd de nuées d’altitude. Au premier plan se découpent des restes de végétation brûlée et tordue par l’armement moderne ; au second plan se dressent des ruines fantastiques de ce qui fut un village ; au troisième plan, loin des champs, on devine une ville encore intacte, avec son clocher, ses immeubles bourgeois et son usine. Entre les branches arrachées, une citation de la Revue pédagogique à destination des enseignants évoque cette voix « silencieuse et implacable » qui n’est « ni déchirante, ni poétique ni effrayante. »
Une paix injuste
Le dessin de Chaporov semble avoir été réalisé pour Pâques 1915. Il mêle habilement l’iconographie biblique et l’imagerie guerrière en proposant une relecture de la sortie du Tombeau : comme dans les représentations classiques, les soldats sont au nombre de trois, mais ils ne dorment pas. Au lieu de se situer sur les flancs du Golgotha, lieu de son martyre, la scène prend place dans l’environnement mystérieux de la forêt, typique tant du romantisme allemand que des contes folkloriques russes. La douceur du sfumato nimbant le Christ contraste avec la brutalité clinique de la mort au front. Au moins le soldat blessé trouve-t-il la paix, celle des braves qui ont, dit le poème russe, bien mérité de se reposer au bord de la douce rivière. Mais à peine deux ans plus tard, une série de violences révolutionnaires, la défaite face aux puissances centrales puis une guerre civile balaieront non seulement l’idée de guerre sainte, mais tout projet de paix.
L’attaque raciste contre la « Force noire » est une constante de la propagande allemande dans les deux guerres mondiales. Alors que le Second Reich n’a récolté que des miettes sur le continent africain, on a beau jeu à Berlin de dénoncer cette indigne tricherie de la part de leurs adversaires. Mais au-delà, la tradition de l’armée allemande face à ces tirailleurs est bien celle d’un ségrégationnisme brutal : elle a massacré en 1904-1907 la nation Herero en Afrique australe, et en 1914-1918 comme en 1939-1945, les prisonniers de guerre noirs sont séparés de leurs camarades européens, maltraités, humiliés au nom de la supériorité de la race européenne, et parmi elle de la plus pure, la race germanique. Il s’agit donc bien dans les faits d’une guerre des civilisations que facilitent la diffusion d’images avilissantes et réductrices comme celle de Johnson.
Les commissions extraordinaires d’enquête belge, française et britannique sur les « atrocités » allemandes ont dès le départ insisté sur le ravage du patrimoine culturel ; le bombardement de la cathédrale de Reims a constitué le motif de base de toutes ces accusations : sous prétexte de viser des points saillants du système de défense français, les artilleurs allemands détruisent volontairement les lieux de culte et écrasent de bombes les villes assiégées. Le texte cité a justement été inspiré à André Fontaine (1869-1951) par un voyage sur le front de Champagne et de la Somme organisé pour les universitaires. Le professeur d’histoire de l’art et inspecteur d’académie l’a publié dans un plus vaste article intitulé « Nos pèlerinages ». En s’adressant aux enseignants qui consultent ce périodique associé au Musée pédagogique, il fait œuvre de propagande et confond expertise scientifique et jugement moral. Après-guerre, alors que se développe le tourisme des ruines, se pose la question de la reconstruction ex nihilo ou du maintien à l’état de ruine-témoin… comme à Dresde, Berlin ou Hiroshima après 1945.
Emmanuelle Danchin, Le Temps des ruines, 1914-1921, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.
Stephen M. Norris, A War of Images. Russian Popular Prints, Wartime Culture, and National Identity, 1812-1945, DeKalb, Northern Illinois University Press, 2006.
Jean-Yves Le Naour, La Honte noire : L’Allemagne et les troupes coloniales françaises, 1914-1945, Paris, Hachette, 2004.
Eschatologie : en théologie, il d'agit d'une doctrine relative au Jugement dernier, au salut de l'homme et plus généralement en ralation avec la fin de l'histoire et du monde
Alexandre SUMPF, « La guerre juste », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 12/12/2024. URL : https://histoire-image.org/etudes/guerre-juste
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