Le «Lusitania» torpillé
Irlandais - Vengez le Lusitania
Le «Lusitania» torpillé
Lieu de conservation : Bibliothèque nationale de France (BnF, Paris)
site web
Date de création : 23 mai 1915
Date représentée : 7 mai 1915
Titre complet : Le "Lusitania" torpillé. Des centaines de passagers inoffensifs, de femmes, d'enfants ont été assassinés par les pirates allemands.
Dernière page du Petit journal. Supplément du dimanche. Numéro 1274 du 23 mai 1915.
Domaine : Presse
Bibliothèque Nationale de France - Domaine public © Gallica
Il était un petit navire : le Lusitania
Date de publication : Novembre 2024
Auteur : Alexandre SUMPF
Les 1915e rugissants
La guerre imaginée avant le 1er août 1914 n’a duré que ce que durent les illusions patriotiques et les plans toujours déjà périmés de l’état-major. Sur le front domestique, on a tôt constaté les ravages de la guerre de mouvement : les avis de décès pleuvant comme à Gravelotte et les convois de blessés graves faisant les trois-huit ont dégrisé le public. Une fois estompée la stupeur d’une guerre inattendue (et pourtant prévisible), le monde entre dans la guerre totale – celle de la mobilisation de tous à tous les instants, au front, dans les usines et dans les champs, dans la rue, à la maison et à l’école, de la course à l’innovation.
La propagande omniprésente appuyée sur une censure d’un niveau inouï influe sur la presse française (ici, le supplément illustré du Petit Parisien) ; les affiches se multiplient pour viser toutes les cibles et se servent sans hésiter de la moindre occasion. En 1915, pendant que leurs alliés ottomans perpètrent le génocide des Arméniens (24 avril), les Allemands multiplient les prouesses technologiques avec l’emploi du gaz de combat à Ypres (22 avril) et des sous-marins dans la guerre à outrance.
Construit en 1912, le SM U-20 de la marine impériale allemande a déjà 9 navires de guerre coulés à son actif depuis le début de l’année quand il croise la route du paquebot RSM (Royal Mail Ship) Lusitania, le 7 mai 1915, au large de l’Irlande.
Titanic-2
La gravure Le Lusitania torpillé appartient au genre de la presse illustrée d’avant la photographie et plus largement à celui de la marine en peinture. L’image est répartie dans le sens de la hauteur entre un vaste ciel où abondent les nuages et une mer agitée où l’on distingue quatre groupes : à l’arrière-plan, le sous-marin allemand fait surface, au troisième plan se dresse l’épave du navire coulé, au second deux canots de sauvetage bondés luttent contre les vagues, et au premier plan des naufragés s’efforcent de survivre en flottant. L’artiste anonyme compile des années d’art pictural maritime sans trop se soucier de vraisemblance ou d’information des lecteurs.
L’affiche britannique Irishmen, avenge the Lusitania, au contraire, démontre une meilleure conscience de l’événement. Si les flots, les naufragés au premier plan et le canot sont représentés de manière classique, on distingue au moins un enfant et plusieurs mains dressées laissent imaginer des personnes en train de se noyer. Ici, le dessinateur qui a signé W.E.T. a concentré son art sur le paquebot, l’un des plus grands et plus rapides de l’époque. Un luxe de détails vient donner un puissant effet de réel à la scène, qui approche le vrai puisqu’on voit une explosion des machines se répercuter sur l’une des quatre cheminées. Afin d’accroître l’horreur, les coursives apparaissent surpeuplées de civils appelant à l’aide pendant que la poupe du navire s’élève au-dessus des flots. Les deux drapeaux britanniques parachèvent l’appel au patriotisme des Irlandais, appelés à s’engager dans un régiment irlandais le jour même.
Touché-coulé
Le dessin du Petit Parisien, quotidien qui vend à plus d’un million d’exemplaires et surfe sur la soif d’informations au sujet de la guerre, se révèle très décevant. On ne voit aucun mort, l’explosion se fait discrète étant donnés les standards de 1915, et d’ailleurs on ne saisit pas bien à quoi elle correspond : le SM U-20 a tiré une seule torpille, et aucun navire de guerre britannique ne protégeait le Lusitania. C’est une image très conventionnelle qui pallie très mal l’absence de photographie ; en un sens, elle est totalement vide d’information et ne sert que de support à l’accusation portée contre les « pirates allemands ». Les lecteurs français ont déjà vu mieux dans le genre sensationnel du fait divers, et pire du point de vue macabre. Il s’agit après tout d’une affaire anglo-saxonne : si on recense quelques victimes françaises, la grande majorité est britannique.
L’affichiste britannique, lui, vise un public particulier : les hommes vivant en Irlande en âge et en état de porter l’uniforme. Avant une réforme de 1916, en effet, l’armée de Sa Majesté ne se compose que de volontaires. Une fois passé l’élan initial qui a vu des groupes entiers de pals (copains) s’engager, et au vu des pertes terribles, il faut recruter encore et encore. Le fait que le Lusitania a coulé près des côtes de la Verte Erin (1) et que 90 Irlandais ont perdu la vie est utilisé pour faire sentir la proximité du danger. Cela dit, contrairement à d’autres campagnes de recrutement, la thématique irlandaise est absente : le dessinateur a réutilisé les affiches publicitaires de la Cunard Line mais ignore le contexte qui voit des masses d’Irlandais prendre les armes. Tout d’abord, les liens avec la France, qui a soutenu leur indépendantisme catholique, sont forts. Ensuite, depuis la Grande Famine de 1846, une diaspora irlandaise peuple les États-Unis. Enfin, beaucoup s’imaginent que cette démonstration de loyauté envers la Couronne va pousser les Anglais à accorder plus d’autonomie aux Irlandais en reconnaissance du sacrifice consenti.
L’affaire du Lusitania a contribué à détacher les Américains de l’Allemagne et à les faire pencher du côté de l’Entente (2). Pour se justifier, le commandant du U-Boat a affirmé que le paquebot dissimulait une cargaison de munitions à destination du front. Américains et Britanniques ont férocement nié… mais on juge aujourd’hui que cela est probable. La responsabilité du drame pourrait donc avoir été partagée entre Alliés s’étant abrité derrière des boucliers humains et Allemands niant le droit de la guerre par leur guerre sous-marine à outrance.
François-Emmanuel Brézet, La guerre sous-marine allemande, 1914-1945, Paris, Perrin, 2017.
John Horne (dir.), Vers la guerre totale. Le tournant de 1914-1915, Paris, Tallandier, 2010.
Gérard Piouffre, Un crime de guerre en 1915 ? : Le torpillage du Lusitania, Paris, Vendémiaire, 2015.
1 - Verte Erin : nom pétique de l'Irlande.
2 - Triple Entente ou Entente : alliance élaborée entre la France, la Grande-Bretagne et la Russie à partir de 1898 pour contrebalancer la Triple Alliance (ou Triplice), formée par l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie.
Alexandre SUMPF, « Il était un petit navire : le Lusitania », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 13/11/2024. URL : https://histoire-image.org/etudes/il-etait-petit-navire-lusitania
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