Martin Luther en moine augustinien
Portrait de Martin Luther sous le nom de Junker Jörg
Carte de l'Allemagne
Martin Luther en moine augustinien
Auteur : CRANACH Lucas L'Ancien
Lieu de conservation : The Metropolitan Museum of Art (New York)
site web
Date de création : 1520
H. : 14,3 cm
L. : 9,7 cm
Domaine : Estampes-Gravures
Domaine Public © CC0 The Metropolitan Museum of Art
20.64.21
Luther par Cranach
Date de publication : Septembre 2023
Auteur : Paul BERNARD-NOURAUD
Martin Luther à l’heure de la Réforme
Les années 1520-1521 marquent un tournant dans l’histoire du schisme que provoque Martin Luther au sein du christianisme. Dix ans auparavant, lors d’un voyage à Rome, celui qui est encore membre de l’ordre mendiant des Augustins a pris conscience de l’étendue du système des indulgences (par lesquelles un pécheur peut obtenir le pardon de ses fautes contre rétribution) que le pape Jules II a généralisé à toute personne désireuse de contribuer matériellement à la construction et à l’embellissement de la basilique Saint-Pierre. À Wittenberg, où il enseigne, il se résout en 1517 à placarder sur les portes de l’église de la Toussaint ses 95 thèses qui en dénoncent les abus aussi bien que le principe. La controverse prend rapidement une tournure religieuse et politique internationale, d’autant que Luther se montre inflexible.
Après plusieurs tentatives de conciliation, la rupture avec Rome est consommée à la fin de l’année 1520 : Luther brûle en public la bulle pontificale émise par Léon X pour condamner son entreprise, geste qui précipite son excommunication. Reste à le bannir du Saint-Empire romain germanique. Au printemps 1521, Charles Quint, élu un an plus tôt seulement, le convoque devant la diète de Worms. Luther refuse de nouveau de se rétracter et son bannissement est aussitôt prononcé. Ami de Luther, le prince-électeur de Saxe, Frédéric III le Sage, simule alors son enlèvement et le cache dans l’un de ses châteaux, à Wartburg, où il demeure caché plusieurs mois sous un nom d’emprunt : celui du junker Jörg (le noble Jörg). Luther met à profit cette réclusion qu’il compare à celle de l’apôtre Jean à Patmos où il écrivit l’Apocalypse pour traduire le Nouveau Testament en allemand. La plupart de ses amis et partisans ignorent alors qu’il est encore vivant. Lucas Cranach l’Ancien, lui aussi protégé de Frédéric le Sage, est manifestement l’un des rares, parmi ses proches, à avoir été mis dans la confidence. Le portrait de Martin Luther en moine augustin date de 1520, l’année même de l’excommunication. Cranach le reprend en 1522, sans doute à Wartburg même, pour une huile sur bois qui représente cette fois Luther à mi-corps.
Deux portraits, deux conditions, un seul homme
En 1520, le modèle apparaît cependant encore dans sa condition d’ecclésiastique. Rasé, tonsuré, il porte la robe de bure. Son regard porte au loin et son visage manifeste sa résolution. Sous l’image, un cartouche en latin souligne déjà l’importance du modèle et, réciproquement, celle de l’artiste : « Luther lui-même crée un portrait éternel de son esprit [mentis], mais la cire de Lucas nous transmet ses traits [vultus] mortels ». Lucas Cranach l’Ancien inscrit d’ailleurs sous la date (MDXX) son impresa, le blason personnel que lui a octroyé Frédéric le Sage en l’anoblissant en 1509 : un serpent ailé à l’allure de dragon. Contrairement au deuxième état de cette gravure, où la figure est représentée à mi-corps, esquissant un geste d’orateur, la version originale du portrait est cadrée en buste et les traits du visage sont davantage modulés.
Dans la version qu’il donne de Luther en 1522, Lucas Cranach l’Ancien accentue la gestuelle oratoire de son modèle. Selon un procédé qui ont rendu ses nus célèbres dès la fin des années 1500 et fait une partie de sa fortune, le peintre détache les deux mains du modèle sur le fond noir de l’habit de clerc que porte désormais Luther. Celui-ci a renoncé à la tonsure et il a laissé pousser sa barbe. L’ancien moine apparaît désormais sous des dehors civils. Renonçant à ses vœux monastiques, Luther se marie d’ailleurs en 1525 avec Katharina von Bora, prenant le peintre pour témoin, qui deviendra également par la suite le parrain de leurs enfants.
Des portraits d’amitié et d’histoire
L’amitié qui lie les deux hommes revêt une portée historique, à la fois artistique et politique. Elle permet à Cranach de donner du théologien une image fidèle à sa physionomie, telle que Dieu l’a faite, et de documenter l’évolution à la fois physique et spirituelle de son modèle. En ce sens, les portraits de Luther par Cranach (plus d’une dizaine en tout) témoignent d’une confiance réciproque et d’une estime mutuelle (comme en atteste le cartouche de la gravure). Ils permettent de relativiser la méfiance des Réformés à l’égard des images, que Luther condamne d’abord en tant qu’elles entrent elles aussi dans le circuit commercial des indulgences ou qu’elles suscitent l’idolâtrie, mais non en tant qu’elles sont susceptibles de constituer des « images pour mémoire » (Merkbilder) – dont sa propre mémoire.
En représentant son fondateur, Cranach contribue fortement à poser les bases d’une iconographie du protestantisme et à favoriser sa diffusion. Ce qui ne l’empêche aucunement par ailleurs de servir en parallèle des commanditaires catholiques tout au long de sa carrière. Cranach reste un artiste de cour, et l’un des premiers à entretenir un atelier accueillant de nombreux élèves et dont la productivité est connue de toute l’Europe du Nord, et même au-delà. Certaines de ses figures féminines mythologiques qui ont fait sa renommée, comme Judith ou Lucrèce, possèdent d’ailleurs un double sens, puisque celles-ci deviennent rapidement des égéries de la résistance protestante. Le choix de la technique de la gravure revêt lui aussi une portée politique en favorisant la diffusion des traits du père de la Réforme et en permettant de les reproduire sous forme de feuilles volantes aussi bien qu’au sein de publications. Dans une certaine mesure, ces images remplissent une fonction analogue à celle de la traduction de la Bible en allemand par Luther : rendre ce dernier « accessible » au plus grand nombre, et autoriser avec lui un rapport le plus direct possible.
Martin Luther, une vidéo d'Arte, Karambolage
Matthieu ARNOLD, Martin Luther, Paris, Fayard, 2017.
Hans BELTING, La Vraie image. Croire aux images ? [2005], Paris, Gallimard, 2007.
Max-Julius FRIEDLÄNDER, Jakob ROSENBERG, Les peintures de Lucas Cranach, Paris, Flammarion, 1979.
Guido MESSLING (dir.), Cranach et son temps, Paris, musée du Luxembourg, Flammarion, Lausanne, Skira, 2010.
Heinz SCHILLING, Marin Luther. Rebelle dans un temps de rupture [2012], tr. de l’allemand par Jean-Louis Schlegel, Paris, Salvator, 2014.
1 - Bulle pontificale : une bulle est un document, originellement scellé (du latin bulla, le sceau), par lequel le pape pose un acte juridique important.
Saint Empire romain germanique : Partie orientale de l’empire de Charlemagne ou Germanie, devenue Saint Empire romain germanique sous le règne d’Otton Ier en 962. L’Empire regroupe, pendant dix siècles et dans sa plus grande extension, la majeure partie de l’Europe centrale sous l’autorité d’un empereur élu. Bien que la fonction ne soit pas héréditaire, les empereurs, à l’époque moderne, sont pour la plupart issus de la maison de Habsbourg.
Iconographie : Ensemble des images correspondant à un même sujet. On parle de programme iconographique lorsqu’un décor en plusieurs parties regroupe de manière cohérente différents sujets autour d’un même thème.
Paul BERNARD-NOURAUD, « Luther par Cranach », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 21/11/2024. URL : https://histoire-image.org/etudes/luther-cranach
En savoir plus sur la Réforme, une vidéo du Musée Protestant, La Réforme en 3 minutes.
Comprendre les 95 thèses de Martin Luther, une vidéo du Regard Protestant, Les 95 thèses contre les indulgences. Entretien avec Marc Lienhard
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