
L'Origine du monde
Auteur : COURBET Gustave
Lieu de conservation : musée d’Orsay (Paris)
site web
Date de création : 1866
H. : 46,3 cm
L. : 55,4 cm
Huile sur toile.
Domaine : Peintures
© RMN-Grand Palais (musée d'Orsay) / Hervé Lewandowski
RF 1995 10 - 10-532727
"L’Origine du monde" : un nu manifeste
Date de publication : Janvier 2023
Auteur : Paul BERNARD-NOURAUD
Un nu confidentiel
L’origine de L’Origine du monde de Gustave Courbet a longtemps contribué à en faire, sinon un chef-d’œuvre inconnu, du moins un chef-d’œuvre confidentiel. Le commanditaire de ce tableau aujourd’hui célèbre était un diplomate ottoman installé à Paris en 1865. Khalil Chérif Pacha, dit Khalil-Bey, y était déjà connu pour ses passions en matière de jeu, de sexe et d’art. En 1866, il passa commande à Courbet de deux peintures, l’une de grand format représentant deux femmes nues enlacées sur un lit (Le Sommeil), l’autre d’une taille bien plus discrète quoique grandeur nature, figurant le torse d’une femme sous des draps et son entrejambe entrouvert, qui reçut a posteriori le titre mystérieux d’Origine du monde. Selon certains témoins autorisés à voir l’œuvre chez Khalil-Bey, comme l’écrivain Maxime du Camp (1), proche de Gustave Flaubert et des milieux réalistes, le propriétaire de L’Origine du monde gardait le tableau de Courbet derrière un petit rideau qu’il ne retirait qu’en présence de visiteurs choisis. Le marchand d’art qui le racheta dans les années 1870 le dissimule aussi, cette fois sous un autre tableau de Courbet : Le Château de Blonay (vers 1875). En 1913, la galerie Bernheim-Jeune (2) de Paris céda les deux œuvres à un amateur hongrois, le baron Hatvany, qui possédait également de Courbet les Lutteurs (1853) ainsi qu’une Femme nue couchée (1862) qui relève déjà du genre du nu féminin érotique cher au maître du réalisme. Après avoir transité une année en U.R.S.S. en 1945-1946, L’Origine du monde revient dans les collections du baron Hatvany qui, exilé en France, l’y revendit. Le dernier propriétaire privé connu n’est autre que Jacques Lacan (3), qui en fit l’acquisition en 1955, jusqu’à ce que l’œuvre n’entrât, quarante ans plus tard, dans les collections du musée d’Orsay par dation, suite au décès de Sylvia Bataille-Lacan survenu en 1993. Auparavant, le célèbre psychanalyste avait pris soin, comme ses prédécesseurs, de dissimuler l’objet du scandale sous un panneau paysagé expressément commandé à cet effet à son beau-frère, le peintre surréaliste André Masson (1955). Autant de précautions qui ont rendu le tableau de Courbet aussi confidentiel que légendaire.
Un nu exposé
L’intention maintes fois réitérée au cours de son histoire mouvementée de soustraire à la vue L’Origine du monde paraît inversement proportionnelle à sa propension à exposer à la vue ce qui lui est ordinairement dissimulé. Courbet y dépeint le sexe d’une femme au premier plan, en recourant de surcroît à un raccourci (4) d’autant plus saisissant qu’il s’interrompt juste au-dessus du sein de la figure. Tout le décor alentour est réduit à quelques draps qui laissent imaginer une couche, mais ne font rien entrevoir de la chambre où celle-ci se trouverait. Le corps lui-même du modèle est réduit au torse, au bassin et à la naissance des jambes, si bien que le visage comme les bras et les mains en sont absents. Cette extrême réduction d’un corps féminin à ses genitalia ne permet pas de détourner le regard. Le spectateur est placé face au sexe d’une femme, dans une position qui ne peut être elle-même que sexuelle, en sorte que Courbet fait ici sauter le genre du nu du registre érotique dans celui de la pornographie. Mais une pornographie qui échappe en partie aux canons pornographiques en ce qu’elle n’est en rien idéalisée. Le peintre représente avec précision la fente vulvaire et la pilosité de la zone pubienne que l’art académique s’était évertué à exclure du genre du nu. De même que dans L’Origine du monde, Courbet ne soumet pas sa peinture à la règle du fini traditionnel, mais, tout au contraire, laisse voir les coups de brosse comme il fait voir la nudité dans toute sa crudité et tout son réalisme.
Un nu manifeste
Le fait qu’il s’agisse d’une œuvre de commande particulière à la finalité bien définie n’impose pas à Courbet qu’il renonce au sens qu’il entend donner à son art en général. En 1866, alors que la réputation d’intransigeance du peintre est connue de tous, Khalil-Bey, en connaisseur, ne peut ignorer à qui il passe commande. Ce qu’il attend ne saurait par conséquent être un nu satisfaisant sa seule érotomanie : il doit aussi s’adresser à ses goûts artistiques. Il sait qu’il s’agira d’un nu réaliste, et peut-être même d’un nu qui, pour demeurer confidentiel, n’en serait pas moins une œuvre-manifeste du réalisme de Courbet.
L’histoire de l’art montre en ce sens que les œuvres destinées à un public restreint et averti accordent aux artistes une plus grande liberté d’exécution et davantage de latitude pour expérimenter de nouvelles formes que dans le cadre contraint des œuvres dites de Salon. D’un point de vue formel, L’Origine du monde est incontestablement l’une des peintures les plus réalistes que Courbet a réalisé au cours de sa carrière, bien qu’il ne se soit jamais complètement départi de l’ambition allégorique qu’il revendiquait dans L’Atelier du peintre Allégorie Réelle déterminant une phase de sept années de ma vie artistique (et morale) (1855), et que le titre de L’Origine du monde n’a fait que confirmer par la suite. D’un point de vue plus sociologique, L’Origine du monde constitue également un document sur le type de socialité masculine qui pouvait donner lieu à ce genre d’images, à l’intersection de l’art et de la pornographie. Quelle que soit l’identité encore controversée du modèle supposé du tableau, la réalisation de celui-ci s’inscrit dans un contexte de prostitution légale contrôlée à la fois par la police des mœurs et par des médecins appointés, où le corps féminin est d’abord regardé et gardé par des hommes. Parcellaire, ambivalent, L’Origine du monde est ainsi le témoignage d’une disponibilité du corps féminin offert aux regards masculins et longtemps réservé à leurs cercles exclusifs.
Françoise CACHIN (dir.), Méditerranée. De Courbet à Matisse, Paris, Réunion des musées nationaux, 2000.
Kenneth CLARK, Le Nu tome 1 [1956], Paris, Le Livre de Poche, 1969.
Laurence DES CARS, Dominique DE FONT-REAULX (dir.), Gustave Courbet, Paris, Réunion des musées nationaux, 2007.
Michael FRIED, Le Réalisme de Courbet. Esthétique et origines de la peinture moderne, II [1990], Paris, Gallimard, 1993.
Thierry SAVATIER, L’Origine du monde. Histoire du tableau de Gustave Courbet, Paris, Bartillat, 2015.
1 - Maxime du Camp (1822-1814) : écrivain et photographe, il voyage en Orient avec Gustave Flaubert
2 - Galerie Bernheim-Jeune : famille de marchands d'art. La galerie parisienne ouvre en 1863. Son rôle dans la diffuison de l'art modern est majeure. La galerie expose les impressionnistes et organise en 1901, la première exposition Van Gogh. Elle ferme ses portes en 2019.
3 - Jacques Lacan (1901-1981) : psychanalyste français dont se réclament les lacaniens
4 - Raccourci : déformation de l’anatomie ou d’un objet pour donner l’illusion de la profondeur.
Réalisme : Courant artistique du XIXe siècle qui privilégie une représentation non idéalisée de sujets inspirés du monde réel. Le peintre Gustave Courbet en est la figure de proue, et son tableau 'Un enterrement à Ornans', exposé en 1855, le premier manifeste.
Paul BERNARD-NOURAUD, « "L’Origine du monde" : un nu manifeste », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 15/05/2025. URL : https://histoire-image.org/etudes/origine-monde-nu-manifeste
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