Tous disent que je ne fume que le Nil
Lieu de conservation : musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem, Marseille)
site web
H. : 193,5 cm
L. : 121 cm
D'après Albert Guillaume (1873-1942).
Lithographie coloriée.
Domaine : Affiches
© GrandPalaisRmn (MuCEM) / Jean-Gilles Berizzi
1961.25.4 - 05-513791
Papier à cigarettes "Le Nil"
Date de publication : Octobre 2011
Auteur : Didier NOURRISSON
Naissance de la fabrication du papier à cigarettes
La cigarette, comme modèle réduit du cigare présent en France dès l’époque napoléonienne, commence sa carrière sous la Restauration. Les écrivains George Sand, Balzac ou Mérimée, les artistes comme Gavarni ou Daumier, dressent le portrait de l’homme à la cigarette dès les années 1830. Les premières cigarettes sont enroulées dans du papier fin d’origine espagnole dit justement « papelito ». Les premiers papiers à cigarettes apparaissent dans la région de Perpignan, les Pyrénées centrales et la région de Toulouse une dizaine d’années plus tard. En 1845, un ancien boulanger, Jean Bardou, dépose un brevet d’invention et crée sa marque J.B., qui deviendra le papier JOB. Son frère Joseph crée lui aussi un atelier de production de papier à cigarettes en 1849, avec les marques « Papier Bardou », et la signature « JH Bardou ».
Les travaux de percement du canal entre Port Saïd et Suez et l’inauguration en 1869 mettent l’Égypte à l’honneur et encouragent une véritable égyptomanie en France. Sphinx, pyramides et palmiers envahissent les tableaux et les affiches. Dès les années 1870, une partie de la production de Joseph Bardou est expédiée au Moyen-Orient, particulièrement en Égypte, pour envelopper le tabac à la mode, dit « tabac levantin ». D’où l’idée de donner le nom de « Le Nil » à une des marques de papier. En 1885, le fils de Joseph Bardou, Eugène, fonde une société en commandite avec un associé, Adolphe Lacroix, et transfère l’activité de fabrication sur le site d’Angoulême (usine du Petit Montbron, puis de Saint-Cybard). Au XXe siècle, Angoulême sera la capitale du papier à cigarettes en France.
Fille de la révolution industrielle, la cigarette se développe avec la publicité. Après avoir commencé par de la réclame – et plutôt timidement –, le fabricant de cigarettes, l’État, et surtout les industriels privés du papier à cigarettes sont passés à l’illustration publicitaire à l’image des Américains au début du XXe siècle : les marques Job, Sabin, Bloch-Suez, Fruneau, Zig-Zag rivalisent d’ingéniosité graphique pour attirer la clientèle. Chez Eugène Bardou, on embauche les meilleurs crayons : Mucha, Tamagno, Stall, bientôt Cappiello qui immortalisera son éléphant en 1912. Ici, c’est Albert Guillaume qui donne le ton.
Une société fumeuse
Le dessinateur Albert Guillaume (1873-1942) s’est déjà illustré par ses dessins satiriques (apéritif Robur au quinquina, eau de Vichy Saint-Yorre). Il fait dire à l’affiche que la consommation de tabac dépasse les catégories sociales, qu’il s’agit d’un usage qui concerne aussi bien le curé que le militaire, le bourgeois que l’ouvrier. De fait, depuis les années 1880, elle s’envole. Essentiellement sous forme de cigarettes : aux trois milliards de cigarettes « toutes faites » fumées en 1909 – date approximative du dessin –, il faudrait ajouter quelque trente milliards de « cousues main », c’est-à-dire fabriquées par les doigts mêmes du fumeur et non manufacturées dans les usines de l’État. Chaque Français fumerait alors vingt-cinq cigarettes par an, chiffre à multiplier par dix avec les « cousues main ». La manière même de tenir la cigarette entre ses lèvres suggère selon Guillaume une grande intimité entre l’homme et son produit de prédilection, ainsi qu’une satisfaction confortable et même arrogante. Elle accentue aussi une forme de « distinction » de classe : voyez le porte-cigarette bourgeois face au mégot prolétaire.
Interprétation
Albert Guillaume, qui travaille pour de nombreux journaux illustrés (Gil Blas, Le Rire, L’Assiette au beurre, La Vie parisienne…) et dessine avec humour sur des textes de Courteline ou d’Alphonse Allais, offre ici une image idéalisée du corps social : entre les fumeurs règne une harmonie telle que la fumée de leurs cigarettes compose les mots « Le Nil ». En haut et en bas de l’échelle, les bourgeois en haut de forme côtoient le gradé, l’aspirant, l’abbé et même l’ouvrier, caractérisé par sa casquette et sa fume « prolétarienne », tous deux situés au centre. L’idée d’une trêve dans la lutte des classes se dégage immédiatement de ce nuage de fumée, à l’image de la fameuse affiche de Steinlen parue quelques années auparavant et qui procédait à l’échange du feu entre un bourgeois et un ouvrier (Scènes impressionnistes, Mothu et Doria). La querelle Église-État semble lointaine, ainsi que la remise en cause de l’armée dans le cadre de l’affaire Dreyfus. La fume assurerait-elle la paix sociale ?
Thierry LEFEBVRE, Didier NOURRISSON et Myriam TSIKOUNAS, Quand les psychotropes font leur pub. Cent trente ans de promotion des alcools, tabacs, médicaments, Paris, Editions du Nouveau Monde, 2010.
Dominique LEJEUNE, La France de la Belle Époque. 1896-1914, Paris, Armand Colin, 1991.
Didier NOURRISSON, Cigarette. Histoire d’une allumeuse, Paris, Payot, 2010.
Denis PEAUCELLE, « La publicité à l’égyptienne », in Fumées du Nil, revue du Musée du papier à cigarettes, Angoulême, n° 5, 1998.
Denis PEAUCELLE, Les cent plus belles images du papier à rouler sélectionnées dans les collections du Musée du Papier à Angoulême, Paris, coll. « Les cent plus belles images », Parimagine, 2009.
Annie PEREZ, « Le tabac s’affiche », in Flammes et fumées, revue de la Seita, n° 81.
Didier NOURRISSON, « Papier à cigarettes "Le Nil" », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 21/11/2024. URL : https://histoire-image.org/etudes/papier-cigarettes-nil
Lien à été copié
Albums liés
Découvrez nos études
"Le tour du monde en un jour", une exposition coloniale
Depuis les années 1890, la constitution de l’empire colonial français ne rencontre plus de…
Musique, Maestro !
En 1890, le Café-concert des Ambassadeurs fête ses cinquante ans d’existence au milieu des jardins faisant la jonction entre…
Bustes-charges de banquiers par Honoré Daumier
Fragmentés en groupes concurrents, les parlementaires n’en constituaient pas moins une entité d’une exceptionnelle…
Thérésa, la première vedette de café-concert
Le Second Empire voit s’épanouir un nouveau type de divertissement qui séduit le public populaire comme bourgeois…
« Y’a bon » Banania
Délaissant l’Antillaise de ses premières affiches, la marque Banania (1914), qui cherche à transformer en produit patriotique…
La publicité pour les marques de cycles : l’angle des loisirs
Après l’invention de la bicyclette à pédale par Pierre Michaux en 1861, le vélocipède connaît un succès populaire…
L'Alliance intime de la France et de la Russie
Distribuées en grande quantité aux clients (…
Du cheval au « vélocipède »
Inventée par Pierre Michaux en 1861, la bicyclette à pédales connaît assez…
Tabac au débit
La vente de tabac dans des débits ne date pas du XIXe siècle : le…
Hector Corrector || Papier à cigarettes
Dans "Claudine à l'école" (1900), Colette écrit :
"Je tire de ma poche un cahier de papier à cigarettes ("je ne mange que le Nil") et je mâche avec enthousiasme."
Ajouter un commentaire
Mentions d’information prioritaires RGPD
Vos données sont sont destinées à la RmnGP, qui en est le responsable de traitement. Elles sont recueillies pour traiter votre demande. Les données obligatoires vous sont signalées sur le formulaire par astérisque. L’accès aux données est strictement limité aux collaborateurs de la RmnGP en charge du traitement de votre demande. Conformément au Règlement européen n°2016/679/UE du 27 avril 2016 sur la protection des données personnelles et à la loi « informatique et libertés » du 6 janvier 1978 modifiée, vous bénéficiez d’un droit d’accès, de rectification, d’effacement, de portabilité et de limitation du traitement des donnés vous concernant ainsi que du droit de communiquer des directives sur le sort de vos données après votre mort. Vous avez également la possibilité de vous opposer au traitement des données vous concernant. Vous pouvez, exercer vos droits en contactant notre Délégué à la protection des données (DPO) au moyen de notre formulaire en ligne ( https://www.grandpalais.fr/fr/form/rgpd) ou par e-mail à l’adresse suivante : dpo@rmngp.fr. Pour en savoir plus, nous vous invitons à consulter notre politique de protection des données disponible ici en copiant et en collant ce lien : https://www.grandpalais.fr/fr/politique-de-protection-des-donnees-caractere-personnel