La Leçon d’anatomie du docteur Nicolaes Tulp
Auteur : REMBRANDT Harmensz Van Rijn
Lieu de conservation : Pays-Bas, La Haye, Mauritshuis
Date de création : 1632
Date représentée : 1632
H. : 169,5 cm
L. : 216,5 cm
Huile sur toile.
Domaine : Peintures
Domaine public © CC0 Mauritshuis
146
Rembrandt : la leçon d’anatomie
Date de publication : Février 2024
Auteur : Paul BERNARD-NOURAUD
L’anatomie, une jeune discipline dépeinte par un jeune peintre
Longtemps l’Église fit peser en Europe sur la dissection des êtres humains un interdit qu’elle ne leva qu’en de rares occasions. Il faut en effet attendre la fin du XVe siècle pour que les papes successifs l’autorisent, et 1555 pour que les membres de la guilde des chirurgiens d’Amsterdam puissent la pratiquer et donner des leçons autour de corps exclusivement masculins cependant. Si des gravures en illustrent généralement les résultats sous forme de planches anatomiques aisément diffusables, on songe dès le début du XVIIe siècle à portraiturer ses praticiens, sans doute autant afin d’asseoir le prestige social de ces derniers que pour couper court aux rumeurs qu’alimentent souvent leurs étranges réunions.
Celle du 31 janvier 1632 est menée par le docteur Nicolaes Tulp. Diplômé en médecine de l’université de Leyde en 1614, il obtint rapidement la reconnaissance de ses pairs. S’il s’illustra dans son domaine au point d’obtenir de la ville d’Amsterdam la fonction de praelector, qui l’autorisait à enseigner l’anatomie, sa renommée lui ouvrit par la suite les portes de ladite ville. Il devint en effet bourgmestre d’Amsterdam en 1654.
C’est d’ailleurs Tulp lui-même qui entreprit de commander une peinture immortalisant la leçon inaugurale de l’année 1632 qu’il dispensa le 31 janvier. Probablement sur la recommandation du marchand d’art Hendryck van Uylenburg, dont Rembrandt allait épouser la nièce, Saskia, deux ans plus tard, Tulp fit appel aux talents du tout jeune peintre originaire comme lui de Leyde d’où il venait tout juste d’arriver. Rembrandt, alors âgé de 26 ans, n’avait encore peint que de rares portraits. Seul celui du négociant Nicolaes Ruts (Frick Collection, New York), daté de 1631, peut être identifié avec certitude à son modèle. Le choix était donc audacieux, d’autant qu’il le confrontait d’emblée au grand genre que constituait alors à Amsterdam le portrait de groupe.
Un portrait de groupe savamment composé
La Leçon d’anatomie du docteur Nicolaes Tulp réunit neuf protagonistes sous une lumière douce légèrement nuancée de clair-obscur à l’entour du visage et des jambes du corps près duquel se tiennent le médecin et sept de ses étudiants du moment. Tous portent sur leur habit sombre une fraise blanche en guise de col, à l’exception de Tulp dont le pourpoint est orné d’un rabat plus modeste et qui ne s’est pas découvert. Aucun cependant ne dépare, et leurs habits signent leur appartenance à la caste des savants. Par contraste, le cadavre quant à lui est nu, ses genitalia pudiquement couvertes d’un linge blanc. C’est celui d’un homme qui fut voleur à Leyde (raison pour laquelle il avait été amputé de la main droite que Rembrandt a finalement repeinte) et meurtrier à Amsterdam (cause de son exécution récente par pendaison) surnommé Aris Kind.
Tulp vient de disséquer la main gauche de ce dernier, dont il expose les tendons qu’il tient dans sa pince. Sa propre main gauche semble en expliquer le fonctionnement à l’assistance. Vers elle convergent en effet les regards de quatre spectateurs. L’un d’eux tient un traité d’anatomie entre ses mains, tandis qu’un autre regarde au loin, qu’un deuxième observe le visage de l’enseignant et qu’un troisième s’apprête à se retourner vers le spectateur, qui occupe la place du peintre. À moins qu’il ne jette un œil au gros volume placé dans l’angle inférieur droit de la composition qui forme un repère sans lequel la profondeur de champ resterait sans doute imperceptible tant les éléments architecturés que Rembrandt s’est contenté d’esquisser comme en grisaille, donnent l’impression d’une simple toile de fond.
Cette disproportion manifeste, la diversité des attitudes comme la divergence des regards confèrent à l’ensemble une animation dont les peintres avant Rembrandt s’étaient gardés d’investir leurs propres portraits de groupe.
Leçon d’anatomie ou leçon de peinture ?
Peut-être le peintre n’entendait-il pas en vérité sacrifier tout à fait son art aux exigences de son commanditaire. Certes, il lui importait de ne pas manquer une opportunité comme celle que ce dernier lui offrait. Mais si Tulp l’avait choisi en dépit de son jeune âge, il l’autorisait implicitement à commettre de menus écarts vis-à-vis de la tradition. Celui consistant à donner à l’ensemble l’air d’une peinture faite sur le vif ne pouvait sans doute pas déplaire à l’anatomiste, auquel Rembrandt prit soin de conserver le premier rôle qui lui revenait. Quant à la dimension implicitement christique conférée au cadavre, elle n’était pas directement sacrilège, la science étant alors conçue comme un moyen de révéler la perfection divine à partir de la mécanique des corps.
Le choix de représenter plus spécifiquement celle de la main a fait l’objet de débats, car il n’était pas d’usage de commencer une dissection par elle. Il est probable que Rembrandt l’ait choisie à dessein, non seulement parce que la main donne au mot de chirurgien son radical (cheiro en grec ancien), mais parce que l’habileté de celui-ci passe par elle comme elle concentre la virtuosité du peintre. En se focalisant sur le jeu de mains et de regards, Rembrandt fait en quelque sorte coup-double : il indique le siège de « l’art » – du sien comme de celui du médecin – et en décrit de surcroît le fonctionnement.
Aussi est-ce là délibérément qu’il inscrit hautement sur le placard du fond son prénom (Rembrandt), suivi de la mention traditionnelle « f » (pour « fecit », « l’a fait » en latin) et de la date d’exécution. La Leçon d’anatomie du docteur Nicolaes Tulp constitua bel et bien son billet d’entrée dans le milieu de l’art amstellodamois. En témoigne la commande plus prestigieuse encore qu’il obtint dix ans plus tard avec La Ronde de nuit (Rijksmuseum, Amsterdam). S’emparant de l’aura de la science pour se parer de la gloire de son art, Rembrandt dotait au passage l’anatomie de la dignité artistique d’une science moderne que seul un portrait de groupe pouvait lui conférer socialement. La guilde elle-même ne s’y trompa pas, qui conserva le tableau jusqu’en 1828, date à laquelle le roi Guillaume Ier des Pays-Bas en fit l’acquisition pour son cabinet personnel.
Norbert MIDDELKOOP (dir.), Rembrandt Under the Scalpel: The Anatomy Lesson of Dr. Nicolaes Tulp Dissected, La Haye, Mauritshuis, 1998.
Aloïs RIEGL, Le Portrait de groupe hollandais, Hazan, Paris, 2008.
Gary SCHWARTZ, Rembrandt, trad. de l’anglais par Marie-François Dispa, Cécile Frogneux et Marnix Vincent, Paris, Flammarion, 2006
Victor STOICHITA, Des corps. Anatomies, défenses, fantasmes, Genève, Droz, 2019. 5. Christian TÜMPEL, Rembrandt, Fonds Mercator, Anvers, 1986.
À découvrir Une leçon d’anatomie au XIXe siècle
Clair-obscur : Répartition des ombres et des lumières sur une peinture, de telle sorte que les couleurs les plus sombres se juxtaposent aux plus claires et produisent un fort effet de contraste.
Grisaille : Peinture monochrome qui joue sur les nuances de noir et de gris afin de représenter les volumes. Dans l’art du vitrail, la grisaille désigne plus particulièrement le mélange utilisé pour réaliser le contour des figures et de certains détails.
Paul BERNARD-NOURAUD, « Rembrandt : la leçon d’anatomie », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 21/11/2024. URL : https://histoire-image.org/etudes/rembrandt-lecon-anatomie
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