Lénine tenant un discours sur la place Rouge pour célébrer le premier anniversaire de la révolution d'octobre
Auteur : ANONYME
Lieu de conservation : Bildarchiv Preussischer Kulturbesitz (BPK, Berlin)
site web
Date de création : 7 novembre 1918
Date représentée : 7 novembre 1918
Domaine : Photographies
© BPK, Berlin, dist. RMN - Grand Palais / image BPK
08-502475 / 2.00027467
Lénine, tête agissante de la révolution
Date de publication : Avril 2019
Auteur : Alexandre SUMPF
Une révolution encore fragile
La photographie de Lénine en action, réalisée par un photographe anonyme le 7 novembre 1918, est l’un des plus fameux portraits du Guide de la révolution et de l’époque de la guerre civile.
Le moment est historique. Dans la nouvelle capitale, Moscou, les bolcheviks célèbrent le premier anniversaire du coup d’État qui les a portés au pouvoir. La situation a beau être critique sur le plan militaire, ils affichent leur fierté d’avoir mis en branle une révolution de la société. Début 1918, l’État a été séparé de l’Église, le pays est passé au calendrier grégorien, l’orthographe a été réformée, la politique de classe appliquée tous azimuts. Après avoir dissous le 8 janvier 1918 la première session de l’Assemblé constituante dont ils avaient autorisé l’élection fin novembre 1917, les bolcheviks ont signé la paix séparée de Brest-Litovsk pour mieux « transformer la guerre impérialiste en guerre civile ».
Ces mots prophétiques avaient été prononcés le 1er novembre 1914 par Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine (1870-1924), un avocat de formation devenu, depuis 1895, l’un des théoriciens en vue des partis marxistes en Russie. Il a vécu en exil de 1900 à 1917, œuvré à la séparation des bolcheviks et des mencheviks de Martov et Trotski, suscitant un mélange d’admiration pour son dévouement à la cause révolutionnaire et de crainte face à sa violence verbale et ses positions théoriques. Octobre a été son œuvre : il a convaincu son parti de prendre le pouvoir par les armes, alors que les urnes leur étaient favorables au terme d’une année 1917 de démocratisation et de polarisation. Sa détermination a forcé ses contemporains à se définir pour ou contre la révolution bolchevique, pour ou contre Lénine.
Harangueur en chef
Forcément en noir et blanc, la photographie de Lénine propose un cadrage et un contraste idéaux avec le ciel blanc de l’hiver moscovite. Tout à sa harangue passionnée, le sujet ne regarde pas l’objectif, mais se tient au coin de la tribune. Cette tribune en bois parée de rouge – d’où l’intensité du noir –, qui rappelle à la fois une proue de bateau et une chaire universitaire. Lénine paraît faire bloc avec l’estrade et avec son propos ; le diaphragme s’est refermé à l’instant propice où l’orateur faisait un mouvement vers l’avant, qui donne son dynamisme à l’image. Les mains serrées sur la rambarde, la contraction des muscles du cou et le regard mi-clos porté au loin trahissent l’effort physique imposé par cet exercice et la tension entière de l’individu, son engagement total dans la cause qu’il plaide.
Le photographe anonyme, qui s’est approché de la tribune ce jour froid de novembre 1918, n’a apparemment pas eu accès à celle-ci et n’a eu d’autre choix que de prendre son cliché en braquant son appareil vers le haut. Mais ne nous y trompons pas ; ce n’est qu’un hasard. La révolution photographique, portée notamment par Alexandre Rodtchenko en URSS, n’a en effet pas encore eu lieu. En novembre 1918, la photographie n’est encore qu’un outil d’information, certes orienté idéologiquement ; ce sont l’affiche et le cinéma, déjà employés pendant la Grande Guerre, que les bolcheviks privilégient.
Les prémices d’un culte
Il existe bien d’autres clichés de cette manifestation sur la place Rouge qui décentrent le sujet et montrent notamment une très faible assistance groupée au pied d’une tribune bien trop haute. Mais seule cette photographie a connu une destinée exceptionnelle, avec des centaines de republications en URSS et à l’étranger.
En l’observant de près, on se rend compte qu’elle n’est pas vraiment à l’avantage de Lénine : sa grimace accentue les traits asiatiques de son visage et rappelle à ceux qui l’ont entendu son accent un peu particulier. En outre, il porte une toque et un manteau à revers de fourrure, qui font très « bourgeois », au lieu du costume simple et de la casquette d’ouvrier qu’il a eu l’idée d’arborer à son retour en Russie en 1917.
Mais la contreplongée produit son effet, et la posture captée est très typique de la résolution, un trait souvent souligné par ses contemporains. En outre, Lénine a été victime d’un attentat par balles le 31 août précédent, et il a tenu à apparaître devant les caméras, à peine remis, début octobre. Le leader communiste sait qu’il doit encore donner de sa personne, prouver qu’il est vivant et que la révolution possède en lui un chef implacable. Les suites de l’opération et de l’épuisement physique et nerveux de la guerre civile auront raison de sa santé en 1922, quand des attaques le laissent à demi-paralysé.
Une fois la guerre civile gagnée, Lénine a laissé ses principaux camarades encourager un culte naissant, venu de la base, qui ne lui déplaisait pas. Avant son décès, le 21 janvier 1924, il a pris une forme discrète : multiples éditions de ses écrits, portraits peints (notamment par Isaak Brodsky) et images populaires, comme la célèbre affiche Lénine nettoie le monde de ses saletés (Deni et Tcheremnykh, 1920). Lénine incarne la révolution d’Octobre, comme Staline incarnera plus tard le régime soviétique.
HAVER Gianni, FAYET Jean-François, GORIN Valérie, KOUSTOVA Emilia (dir.), Le spectacle de la révolution : la culture visuelle des commémorations d’Octobre, Lausanne, Antipodes, coll. « Univers visuels », 2017.
SUMPF Alexandre, 1917 : la Russie et les Russes en révolutions, Paris, Perrin, 2017.
TUMARKIN Nina, Lenin Lives! The Lenin Cult in Soviet Russia, Cambridge, Harvard University Press, 1983.
Alexandre SUMPF, « Lénine, tête agissante de la révolution », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 11/12/2024. URL : https://histoire-image.org/etudes/lenine-tete-agissante-revolution
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