« Né pour la peine ». L'Homme de Village.
Auteur : ANONYME
Lieu de conservation : musée Carnavalet – Histoire de Paris (Paris)
site web
Domaine : Estampes-Gravures
© Photo RMN - Grand Palais - Bulloz
01-022553
La condition paysanne
Date de publication : Février 2013
Auteur : Philippe BOURDIN
Une métaphore de la condition paysanne qui court le XVIIIe siècle
La datation et la signature de cette eau-forte coloriée, intitulée Né pour la peine. L’Homme de Village, sont des plus incertaines. Nous en connaissons plusieurs déclinaisons aux variantes infimes (dimensions différentes ; adjonction d’un ciel, bleu ou, comme ici, orageux ; accentuation des plumes tricolores du coq, due à l’individualisation de la colorisation par la technique du pochoir). Une première version, en noir et blanc, du tout début du XVIIIe siècle, est due à Guérard, graveur rue Saint-Jacques, qui a produit une série de planches sur la société au temps de Louis XIV ; aucun ciel n’y figure (collection Hennin, Bibliothèque nationale). Les suivantes semblent relever de son collègue Basset, lui aussi établi rue Saint-Jacques, et dater de la fin du XVIIIe siècle, voire de la Révolution.
Ces réemplois de motifs sont fréquents dans le domaine de la gravure, au fil des successions et des rachats des presses ; ils familiarisent les acheteurs de ces images volantes, que vendent notamment les colporteurs jusque dans les années 1850 au moins, avec des motifs et des thèmes récurrents. Dans tous les cas, nous avons là une métaphore sur les travaux et les jours des paysans (les quatre cinquièmes des Français), dont la production est essentielle à la vie et la croissance du pays – alors que les disettes l’affaiblissent encore régulièrement –, mais qui sont accablés par la pression fiscale.
Pauvre comme Job
Comme souvent dans ces gravures qui empruntent directement à l’art de la caricature hollandaise, l’image ne se suffit pas à elle-même, et le texte contribue à lui donner sa force transgressive. Le titre principal renvoie à une citation du livre de Job : « L’homme est né pour la peine, comme l’oiseau pour voler. » Le poème en légende vient rappeler combien les fruits d’un labeur durement acquis, par tous les temps, peut disparaître dans l’escarcelle du collecteur, confusément représenté par un receveur des tailles qui semble recevoir son dû dans une maison d’octroi. Si elle insiste peu sur l’univers familial, la gravure nous rappelle combien la vie paysanne s’organise dans des communautés paroissiales, réunies hebdomadairement dans l’église dont on aperçoit le clocher. Elle décline les travaux de la terre (depuis les semences jusqu’à l’entretien des haies et des fruitiers) et de l’élevage, insistant sur la nature des instruments (l’araire, et non la charrue ; en bois, et non en métal), et surtout sur ceux qui servent à la culture des blés, si essentiels à l’alimentation. Les animaux représentés répondent à une gradation établie selon leur utilité, depuis les volailles ou les « mouches à miel », que tous peuvent acquérir et élever, jusqu’aux bovins, qui demeurent le privilège des plus aisés, en passant par le cochon. Si ce dernier apporte une indispensable nourriture carnée, boudins et salaisons, il est aussi jugé impur, sale et gourmand, et la plupart de ses morceaux sont bannis de la table du roi depuis Louis XIV – le duc d’Orléans choquait par son goût persistant pour les oreilles de porc.
Immuabilité et contestation
Les braies impeccables, les lourds sabots, la chemise immaculée et rentrée dans la culotte, feraient davantage songer à un notable rural si l’on ne prenait en compte les déchirures de la veste et les bosses du large feutre – un accoutrement qui emprunte autant à la Bretagne qu’au Bassin parisien. Le réemploi d’un même motif à travers tout un siècle conduit à passer sous silence les évolutions techniques survenues durant cette période : à la fin du XVIIIe siècle, les gros fermiers disposent des attelages nécessaires à la traction des charrues, engagent force ouvriers agricoles et font entrer leur production dans l’économie de marché. Mais l’agriculture autarcique oblige souvent les paysans à reléguer, dans un souci de productivité, leurs faibles élevages sur les biens communaux. Cette pratique qui demeure la règle dans bien des campagnes rend d’autant plus difficile le paiement de l’impôt de manière individuelle. L’image n’évoque que la taille (pesant sur la personne), non les taxes indirectes (comme la gabelle, sur le sel) et les lourds droits seigneuriaux. C’est bien le roi qu’elle interpelle. En appelant à la reconnaissance sociale de la partie la plus importante du tiers état, elle entre en résonnance avec l’ouvrage célèbre que publie Sieyès en 1789, Qu’est-ce que le tiers état ?, dont la réponse est sans appel (« Tout ») et légitime les revendications révolutionnaires.
· Annie DUPRAT, Histoire de France par la caricature, Paris, Larousse, 1999.
· Pierre-Yves BEAUREPAIRE, La France des Lumières (1715-1789), Paris, Belin, 2011.
· Pierre GOUBERT et Daniel ROCHE, Les Français et l’Ancien Régime, Paris, Armand Colin, 1984.
· George DUBY et Armand WALLON (dir.), Histoire de la France rurale, tome III « L’âge classique », Paris, Le Seuil, 1975.
Philippe BOURDIN, « La condition paysanne », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 15/12/2024. URL : https://histoire-image.org/etudes/condition-paysanne
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