Tenture, modèle "Peacock".
Auteur : MORRIS William
Lieu de conservation : musée d’Orsay (Paris)
site web
H. : 112 cm
L. : 44,5 cm
Laine (textile), sergé.Produit à Londres par Morris & Co
Domaine : Objets
© Photo RMN - Grand Palais - R. G. Ojeda
03-006435 / OAO453-1;OAO453-2
La réforme des « Arts and Crafts »
Date de publication : Janvier 2006
Auteur : Philippe SAUNIER
Le Moyen Âge, un paradis sur terre
Premier État capitaliste, l’Angleterre connaît dès le milieu du XVIIIe siècle une révolution industrielle sans précédent qui la place au premier rang des pays urbanisés d’Europe et qui lui permet d’imposer sa supériorité économique au monde (entre 1850 et 1860, elle produit plus de 50 % du charbon, du fer et de la fonte mondiaux). Mais sa grande prospérité manufacturière et sa suprématie industrielle, éclatantes lors de l’Exposition universelle de 1851, masquent mal les conditions de vie misérables des ouvriers, ainsi que la dégradation du paysage anglais, effets pervers d’un capitalisme sauvage et conquérant. À la prospérité insolente de l’aristocratie et de la bourgeoisie et à leurs luxueux quartiers résidentiels s’opposent les tentaculaires quartiers ouvriers, miséreux et malsains (East End londonien, par exemple) qu’a décrits Dickens. Très tôt, le critique et théoricien John Ruskin (1819-1900) s’élève contre cette civilisation fondée sur le culte de la réalité brutale, ses valeurs répressives et conservatrices, son mercantilisme. Le Moyen Âge lui apparaît comme une période bénie où l’homme pouvait accomplir son être moral dans sa plénitude : contre la division moderne du travail qui transforme l’habile ouvrier en une main-d’œuvre non qualifiée, déconnectée de son objet, asservie à une machine qui aliène son âme, il prône la cohésion sociale des communautés, corporations et autres guildes médiévales, où l’artisan éprouvait du plaisir dans le travail manuel. Cette vision utopique et idéalisée d’un passé révolu, déjà célébrée (et inventée) par l’esthétique romantique qui y voyait une réaction contre le rationalisme, est reprise par l’écrivain socialiste et décorateur William Morris : séduit d’abord par la ferveur des préraphaélites, leur esprit de fraternité et leur passion pour le Moyen Âge (avec l’aide de Burne-Jones, il rencontre Rossetti, qui l’initie à la peinture), il entreprend, entre autres, de remédier à l’affaiblissement de la qualité des produits par un ambitieux programme de réforme des arts décoratifs en transposant sur le plan pratique les idées de Ruskin.
Le bel ouvrage
Refusant de scinder le travail manuel du travail intellectuel, Morris veut restituer leur dignité aux métiers d’art. Au début des années 1860, il s’associe avec Burne-Jones et quelques amis pour créer une entreprise de décoration sur le modèle coopératif, à l’origine d’un vaste mouvement, celui des Arts & Crafts (« arts et métiers »). Tournant résolument le dos à la fabrication industrielle, Morris et ses associés dessinent eux-mêmes les meubles et objets d’art (vitraux, papiers peints, etc.) qui seront ensuite réalisés à la main dans leurs ateliers par des artisans. Les tentures en revanche sont réalisées sur des métiers Jacquard, preuve que Morris peut à l’occasion accepter certains progrès techniques ; il conserve toutefois les techniques traditionnelles de coloration en n’employant que les teintures naturelles. Plus limitées que les couleurs chimiques modernes, elles concourent à l’aspect « haute époque » de ces tentures, dont les motifs revisitent par ailleurs le répertoire du Moyen Âge. Morris réinterprète librement ici des motifs de textiles siciliens des XVe et XVIe siècles qu’il a pu voir au South Kensington Museum (le musée londonien d’arts décoratifs), dont il est un visiteur assidu. Par sa stylisation (le paon et le dragon sont simplifiés et traités de profil) et la vigueur de ses motifs, cette tenture se distingue de la production dominante, souvent de pacotille, et marquée par un certain illusionnisme des motifs.
Vers un art nouveau
Morris s’inscrit dans une double démarche, esthétique et sociale, puisqu’elle vise à améliorer le style et la qualité des objets quotidiens et les conditions de travail (il s’interdit d’employer des enfants et offre à ses artisans un salaire supérieur à celui qu’ils obtiendraient ailleurs). Ses idées réformatrices, l’ambition de renouer arts majeurs et arts mineurs, la simplicité et la vigueur de ses productions, devaient inspirer, en Angleterre même, la création de nombreux groupes (Century Guild, Art Worker’s Guild, Guild of Handicraft…) attentifs à produire des ensembles décoratifs où une beauté simple le dispute à l’utilité. À la fin du siècle, ces idées se répandent largement : fondation par les époux Mackintosh de l’École de Glasgow en Écosse, ou encore création des Wiener Werkstätte (1903) en Autriche par Hoffmann et Moser, dont la production, géométrique et moderne, inaugure un art vraiment nouveau. En France, le mouvement Arts & Crafts eut des échos à partir des années 1890. Un groupe comme L’Art dans Tout (1896-1901), voué à la décoration et à l’ameublement intérieurs, fut sensible à quelques-unes des idées de Morris et parfois même aux formes des Arts & Crafts (meubles simples et en bois massif de Plumet ou de Selmersheim). Proche des préoccupations du catholicisme social et de l’anarchisme qui accordent un rôle social à l’art, il diffère du mouvement anglais en acceptant que ses modèles soient reproduits par la machine et l’industrie, condition sine qua non d’une diffusion de masse de beaux objets dans les classes moyennes et populaires : « Pour que l’art se répande, que la nation prospère et que l’ouvrier vive, il faut des prototypes parfaits, aptes à être répétés en série, impeccablement, avec la certitude que garantit à l’industrie la science toujours mieux disciplinée et toujours plus flexible » (Roger Marx, L’Art social, Paris, 1913).
Wendy KAPLAN, The Arts & Crafts Movement in Europe and America : Design for the Modern World, New York, Thames & Hudson, 2004.Roger Marx, L’Art social, Paris, 1913.William Morris, catalogue de l’exposition du Victoria and Albert Museum, Londres, Philip Wilson Publishers, 1996.Rossella Froissart PEZONE, L’Art dans Tout.Les arts décoratifs en France et l’utopie d’un art nouveau, Paris, C.N.R.S.Éditions, 2005.
Philippe SAUNIER, « La réforme des « Arts and Crafts » », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 21/11/2024. URL : https://histoire-image.org/etudes/reforme-arts-and-crafts
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