Le Football de salon
Auteur : ANONYME
Lieu de conservation : musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem, Marseille)
site web
H. : 45 cm
L. : 56 cm
Lithographie photomécanique;
Éditeur : Léon Saussine , Paris
Illustration sur un couvercle de boîte de jeu.
Domaine : Estampes-Gravures
© RMN-Grand Palais (MuCEM) / Gérard Blot
990.39.14 D - 04-509794
Le sport comme marqueur social
Date de publication : Mars 2007
Auteur : Bernard COLOMB
Dès ses débuts, le sport est un marqueur social
Le rugby est à tort considéré en France comme un avatar de la soule. Au Moyen Âge et aux siècles modernes, ce jeu, principalement pratiqué en Bretagne et en Normandie, voyait l’affrontement de deux équipes villageoises autour d’une pelote d’étoffes ou d’un ballon appelé « soule » ou « choule » qu’il s’agissait de porter dans un lieu convenu ou au-delà d’une ligne nonobstant les adversaires. La filiation n’est pas directe. C’est par l’intermédiaire de l’Angleterre et à la faveur d’une forte anglophilie que le rugby s’est implanté solidement dans l’Hexagone entre 1880 et 1920. Comme l’ensemble des sports modernes, il tient aux profondes mutations que l’âge industriel a apportées dans les sociétés occidentales. L’Angleterre, pionnière dans cette évolution économique, a connu la première les modifications sociales et les modes de vie qui y sont liés.
Pour les rejetons mâles des élites anglaises, les public schools proposèrent une éducation novatrice où le sport avait sa place. Les pédagogues voyaient dans ces activités une excellente préparation mentale et physique aux obstacles que ne manqueraient pas de rencontrer ces jeunes gens. À l’école de Rugby, village du centre de l’Angleterre, se développa le jeu éponyme sous l’égide du directeur Thomas Arnold. En ces temps de darwinisme social, il s’agissait de s’affirmer (dès la période d’études) comme le meilleur, d’où le succès de pratiques caractérisées par la nécessité de dominer l’adversaire par un effort individuel. Les phases collectives, la tactique, le jeu de passes, ont en effet émergé plus tard. Après une phase d’écriture et de rationalisation des règles apparurent deux sports distincts, le football et le rugby, qui se diffusèrent dans les autres pays. En France le jeu de rugby se répandit à partir des deux dernières décennies du XIXe siècle et concerna d’abord des élites souvent marquées par l’anglophilie, dans le cadre – très restreint socialement – des lycées.
Cette époque se caractérise également par l’émergence d’une nouvelle catégorie sociale, la « classe moyenne ». Dans la représentation qu’ils ont d’eux-mêmes, ses membres s’efforcent d’imiter les modes de vie des élites. Dès lors, on comprend mieux qu’un match de « football de salon » illustre la boîte de ce jeu destiné aux enfants des cols blancs. Le titre en atteste l’origine anglaise.
Une représentation idéale d’un sport de combat
L’entreprise de Léon Saussine a été la principale créatrice et pourvoyeuse de jeux des Français entre le Second Empire et 1940. Les centaines de jeux de société ou de salon (drawing-room) qu’elle a produits se répartissent en divers genres tels que les jeux d’assaut et les jeux de position. C’est à cette dernière catégorie que se rattache celui-ci.
L’illustration de cette boîte montre douze jeunes joueurs en plein match sur un terrain herbeux mal délimité. Les poteaux de l’un des camps sont visibles à l’arrière-plan. Au premier plan quatre joueurs de l’équipe en polos à bandes rouges s’opposent à l’avancée de leurs adversaires. Les deux joueurs du centre tentent de plaquer, c’est-à-dire de faire tomber le porteur du ballon. Les deux autres se tiennent prêts à intervenir. L’équipe portant les polos à bandes bleues est à l’attaque. Son but est de porter le ballon au-delà de la ligne adverse afin de marquer un essai. Un joueur est au sol. Il a été plaqué mais a pu transmettre la balle vers l’arrière comme la règle l’exige. Le possesseur du ballon, à son tour plaqué, s’apprête à le lancer à son partenaire proche, tandis que quatre autres joueurs sont dans des positions de soutien plus éloignées. L’avant-dernier appelle le ballon. Le dernier se tient sous les poteaux. Les attitudes sont conformes à la réalité du jeu, mais les visages sans expression reflètent le caractère idéal de cette représentation.
Manifestement, l’illustrateur connaissait son sujet. Les attitudes qu’il a croquées le prouvent. Le porteur du ballon « passe les bras » et se soucie du soutien. Il regarde vers la gauche. Le plaqueur face à lui a la tête engagée sur le côté intérieur à la course de l’attaquant, il a le dos plat, les bras fortement serrés autour de l’attaquant, et les jambes sont en flexion afin de renverser l’adversaire lors de l’extension.
À l’arrière-plan se développe le paysage idéalisé d’une campagne rêvée caractérisée par la fraîcheur verte des frondaisons. Une maison à colombage, synthèse de Suisse, d’Alsace et de Normandie, se dresse à gauche.
Un jeu encore indifférencié. La mise en place de la société des loisirs
Il y a une contradiction dans cette représentation. Ces jeunes joueurs se comportent manifestement comme des rugbymen. Leurs attitudes ne sauraient tromper. Pourtant l’illustrateur a titré la scène « football ». Il témoigne en fait de l’indifférenciation qui a caractérisé la période initiale du développement des jeux de ballon. Cette indifférenciation est due à leur origine commune, leur genèse au sein des public schools britanniques. Il a fallu attendre 1863 pour que les tenants de ce qui va devenir le football d’une part, le rugby de l’autre, constatent l’incompatibilité de leurs différences et fondent deux sports, le football association et le rugby-football. Cette dernière dénomination explique sans doute l’erreur de titre commise par la société Saussine sur cette boîte de jeu et permet de situer sa fabrication dans les premières années du XXe siècle.
Au-delà du jeu qu’elle montre, appelé à un succès qui ne se dément pas, cette illustration est emblématique de l’évolution de la société française et, à travers elle, des sociétés occidentales au tournant des XIXe et XXe siècles par son thème même. Si les jeux de ballon forment une part importante du sport moderne, ils sont aussi révélateurs de la mise en place de la société des loisirs dans laquelle de nouvelles classes sociales vont prendre toute leur place, les classes moyennes émergeant entre bourgeoisie et prolétariat. Initialement le sport a été l’apanage d’un milieu restreint. C’était le passe-temps de la belle existence des élites et il avait toute sa place dans le calendrier mondain. Au début du siècle, il effectue sa diffusion vers les classes moyennes tout en restant pendant longtemps éloigné des préoccupations des classes laborieuses.
Cette représentation est aussi un témoignage des prodromes de la société de consommation. Avec l’élévation de leur pouvoir d’achat, les classes moyennes constituent le marché privilégié par les fabricants comme la société Saussine. Cette dernière, qui envisage le marché européen (titre du jeu traduit en espagnol), exploite des thèmes illustratifs tels que les militaires, la ferme, les personnages de contes et légendes, et incidemment les images sportives. Ces représentations témoignent des mondes familiers à cette nouvelle catégorie sociale. Pour les « cols blancs » sans cesse plus nombreux, il faut échapper aux modèles du monde ouvrier. Il n’est pas question pour eux de ressembler aux « cols bleus », caractérisés par le travail manuel. Cette volonté de distinction s’exprime aussi dans les jeux que l’on pratique.
Roger CAILLOIS (dir.), Jeux et sports, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1967.
Jean DURRY, Ronald HUBSCHER et Bernard JEU, L’Histoire en mouvements .Le sport dans la société française (XIXe-XXe siècle), Paris, Armand Colin, 1992.
Jean LACOUTURE, Voyous et gentlemen. Une histoire du rugby, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes », 1993.
Raymond THOMAS, Histoire du sport, Paris, P.U.F., 1991.
Bernard COLOMB, « Le sport comme marqueur social », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 11/12/2024. URL : https://histoire-image.org/etudes/sport-marqueur-social
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