Guernica
Auteur : PICASSO Pablo
Lieu de conservation : Espagne, Madrid, musée national centre d'art Reina Sofía
site web
Date de création : Mai-juin 1937
Date représentée : 26 avril 1937
H. : 349,3 cm
L. : 776,6 cm
Huile sur toile.
Domaine : Peintures
© Succession Picasso, 2024 © Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía
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Guernica
Date de publication : Mars 2024
Auteur : Paul BERNARD-NOURAUD
Un artiste face à la guerre civile
En janvier 1937, le gouvernement de la République espagnole, qui tente de résister au coup d’État militaire lancé contre lui six mois plus tôt, passe commande à Pablo Picasso d’une œuvre pour le pavillon espagnol de l’exposition universelle de Paris, dont l’ouverture est prévue pour mai.
L’artiste, déjà internationalement reconnu, conserve le style post-cubiste qui est le sien à cette période, et il reste libre de son sujet ; seul le format lui est imposé : l’emplacement qui lui est imparti appelle une peinture monumentale, de trois mètres cinquante de haut sur près de huit mètres de long.
En janvier, justement, Picasso avait exécuté une série de planches sur le thème de la guerre civile, y moquant sur un mode carnavalesque la figure de celui qui y avait conduit : le général Francisco Franco. Mais la taille de ces gravures intitulées Songe et mensonge de Franco (Sueño y mentira de Franco) était sans commune mesure avec le grand format qu’on attendait de lui. Les quelques esquisses qu’il dessine à partir d’avril trahissent son indécision. Elles indiquent également qu’il s’oriente alors vers un tout autre thème, celui de « l’atelier de l’artiste ». Ce choix a pu laisser penser que Picasso évacuait la dimension politique de son projet. Le précédent de L’Atelier du peintre. Allégorie réelle déterminant une phase de sept années de ma vie artistique (musée d’Orsay) que présente Gustave Courbet à l’occasion de la première exposition universelle parisienne en 1855, et dont les dimensions sont comparables à ce qui deviendra Guernica, suggère cependant que le peintre espagnol aurait pu y entremêler à sa vision personnelle des considérations politiques.
Tout change cependant à la fin du mois d’avril 1937. La presse rapporte alors que le 26, la cité basque de Guernica (Gernika en basque) vient de subir un bombardement aérien inédit. Trois heures durant, une soixantaine d’avions venus principalement d’Allemagne nazie ainsi que de l’Italie fasciste détruisirent méthodiquement la ville. Guernica ne représentait pas une cible militaire (la seule usine d’armement qui s’y trouvait fut épargnée), et la viser au moyen de bombes incendiaires un jour de marché, tuant délibérément des centaines, voire des milliers de civils, constituait par conséquent un véritable acte de terrorisme guerrier.
Dès le 1er mai, et jusqu’au 4 juin 1937, Picasso se consacra exclusivement à la réalisation d’une toile commémorant cet événement. Dora Maar, sa compagne, en photographia les différentes étapes dans son atelier des Grands-Augustins à Paris. Une documentation précieuse qui permet de comprendre comment le peintre y a rassemblé tout ce que l’histoire de l’art compte de cris afin de les faire voir jusqu’à produire, à partir d’eux, ce qui est sans doute le dernier grand tableau d’histoire du XXe siècle.
Faire voir le cri
Le choix de maintenir l’ensemble de la composition dans une palette chromatique faite de noirs, de blancs et de gris, permet à Picasso d’accentuer les contrastes entre les différentes figures qu’il y réunit. Les contours heurtés qu’il leur donne ainsi que la prévalence d’angles pour les éléments architecturaux qui les environnent ajoutent encore à l’aspect fragmenté de la composition qui se lit comme une frise, scandée par toute une série de cris.
De gauche à droite, le spectateur découvre successivement une mère hurlant sa douleur d’avoir perdu son enfant sous un taureau tirant la langue, tandis qu’un cheval hennit dans sa direction et qu’un oiseau piaffe entre eux. Sous ce premier groupe gît une tête d’homme bouche ouverte, séparée de son bras tenant un glaive brisé. La pointe guide le regard vers deux autres figures féminines qui se retournent elles aussi vers la gauche, celle d’en haut portant une lanterne dont la lumière répète celle du plafonnier placé à l’aplomb du cheval. À droite, enfin, ce sont des flammes qui éclairent une maison d’où tente de s’extraire une dernière figure appelant au secours, les bras tendus vers le ciel.
La disjonction entre, d’un côté, le morcellement des divers éléments de la composition et, d’un autre côté, le réseau de lignes enchevêtrées qui les maintient ensemble provoque chez le spectateur une sensation elle-même ambivalente. Il se trouve à la fois confronté à une surface presque aussi plane que pourrait l’être une photographie, dont les effets de profondeurs sont simplement indiqués par les variations de tons, du noir au blanc, et, simultanément, il est absorbé par la monumentalité de l’image ainsi créée.
Le dernier grand tableau d’histoire du siècle dernier
Ce rapport d’échelle invite à ranger Guernica dans le genre du tableau d’histoire. Celui-ci avait pourtant pour fonction traditionnelle de glorifier les héros du passé, ainsi que les victoires qu’ils avaient remportées. Guernica rend au contraire hommage aux victimes de l’histoire. À cet égard, il s’inscrit explicitement dans le sillage du Trois mai 1808 (1814, musée du Prado) de Francisco Goya, que Picasso admirait, et dont il considérait la lanterne placée au centre de l’espace pictural comme le fanal de la mort elle-même.
Les références artistiques que convoque Guernica sont cependant multiples. Elles confèrent même au tableau la valeur d’une vaste récapitulation de l’histoire de l’art. Pour n’en donner qu’un aperçu, on peut remarquer que sa propre pietà (1) s’inspire de celles du Massacre des Innocents (1304-1306, chapelle Scrovegni de Padoue) de Giotto, que son guerrier mort compile deux modèles antique (le Galate blessé du musée archéologique d’Athènes et les Tyrannoctones de celui de Naples), ou encore que ses femmes dépoitraillées ressemblent à la Madone à l’Enfant de Jean Fouquet (ca. 1452-1455, Anvers). Sans compter toutes les références internes à son œuvre, qui montrent qu’il n’a pas complètement renoncer à représenter son propre « atelier ».
Ce foisonnement qui apparente Guernica à un véritable manteau d’Arlequin (une figure prisée du peintre) explique sans doute en partie que la critique de l’époque ait été en partie décontenancée par le tableau. Picasso y avait en quelque façon enfoui l’événement qui lui avait donné lieu sous d’autres motifs qui ne permettaient plus d’identifier le massacre de Guernica en tant que tel. Ce faisant, pourtant, l’artiste avait élaboré une œuvre qui dépassait son contexte de création, ce qui lui permit de s’imposer comme une référence universelle. Guernica permit en effet de mobiliser les opinions pour la cause républicaine, à Paris d’abord puis dans les différentes villes d’Europe où l’œuvre fut montrée par la suite, tout en produisant une image elle-même convocable pour d’autres conflits postérieurs. Autrement dit, Picasso fit paradoxalement accéder Guernica à la peinture d’histoire en extrayant son œuvre de l’histoire spécifique qui lui avait donné lieu.
Picasso, l’engagement politique : Guernica, une vidéo du Mooc Picasso, coproduit par le Grand Palais RMN et la Fondation Orange
Timothy J. CLARK, Picasso and Truth : From Cubism to Guernica, Princeton & Oxford, Princeton University Press, 2013.
Laëtitia DESSERRIERES, Clotilde FOREST, Vincent GIRAUDIER, Isabelle LIMOUSIN, Émilie BOUVARD (dir.), Picasso et la guerre, Paris, Gallimard, musée de l’Armée, musée national Picasso, 2019.
Carlo GINZBURG, « L’ampoule et l’épée : une lecture de Guernica », 2001, in Peur révérence terreur.
Quatre essais d’iconographie politique, tr. de l’anglais et de l’italien par Marc Rueff, Dijon, Les presses du réel, 2013.
Géraldine MERCIER (dir.), Guernica, Paris, Gallimard, musée national Pablo Picasso, 2018.
Steven A. NASH (dir.), Picasso and the War Years, 1937-1945, Londres, Thames et Hudson, 1998.
1 - Pietà : iconographie religieuse fréquente au Moyen Âge et à la Renaissance, elle représente la Vierge pleurant le Christ mort sur ses genoux.
Cubisme : Courant artistique, né peu avant la guerre de 1914, dont les pionniers furent Pablo Picasso et Georges Braque. Il porte un nouveau regard sur l’objet, dont les volumes et les plans peuvent être représentés de manière stylisée et vus simultanément sous plusieurs angles. Il s’inspire à la fois des recherches formelles de Paul Cézanne et des arts premiers.
Peinture d'histoire : Genre pictural majeur représentant des scènes inspirées de l’histoire, de la religion, de la mythologie ou de la littérature.
Paul BERNARD-NOURAUD, « Guernica », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 13/12/2024. URL : https://histoire-image.org/etudes/guernica
À découvrir :
Guernica bombardée, une étude de l'Histoire par l'image.
Le Dossier pédagogique de l'exposition Guernica, Musée Picasso, Paris, 2018
Pourquoi Picasso a peint Guernica, une vidéo RFI, Culture Prime
Repensar Guernica sur le site web du musée national centre d'art Reina Sofía : un ensemble de ressources et de photographies sur Guernica, avec un gigapixels de l'oeuvre
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