Yvette Guilbert chantant "Linger, Longer, Loo"
Portrait d'Yvette Guilbert avec reflet du photographe dans un miroir
Yvette Guilbert chantant "Linger, Longer, Loo"
Auteur : TOULOUSE-LAUTREC Henri de
Lieu de conservation : musée Pouchkine (Russie)
site web
Date de création : 1894
Date représentée : 1894
H. : 57 cm
L. : 42 cm
Huile sur carton.
Domaine : Peintures
© Archives Alinari, Florence, Dist RMN - Grand Palais / Fratelli Alinari
07-536964
Yvette Guilbert, la diseuse fin de siècle
Date de publication : Décembre 2010
Auteur : Catherine AUTHIER
La révélation au Divan japonais
À la fin du XIXe siècle, le café-concert est devenu une véritable « industrie culturelle » – selon l’expression de Jean-Claude Yon – avec 326 établissements à Paris en 1897. Les chansons que l’on écoute pendant ces spectacles sont alors vendues dans la rue de 10 à 35 centimes et connaissent des tirages allant jusqu’à 300 000 exemplaires, voire plus d’un million pour certaines.
Parmi les vedettes du café-concert il y a Yvette Guilbert, à la célébrité comparable à celle de Thérésa sous le Second Empire. Emma Guilbert est née en 1865 à Paris. À l’âge de seize ans, elle est embauchée chez le couturier Hentennart, puis, six mois plus tard, comme vendeuse au magasin du Printemps, boulevard Haussmann. En novembre 1885, sa rencontre avec Charles Zidler, directeur de l’Hippodrome et créateur du Moulin-Rouge, allait changer sa vie. Après avoir multiplié les petits rôles au Théâtre des Nouveautés puis au Théâtre des Variétés, elle partit en tournée d’été avec Baral, ancien acteur du Théâtre-Français avec qui elle chantait en duo pour amuser les autres. Ce dernier lui suggéra d’abandonner le théâtre pour le café-concert, où l’on gagnait mieux sa vie. Suivant ses conseils, Yvette Guilbert passa ainsi, en 1889, en lever de rideau à l’Eldorado, mais personne ne voulut de cette débutante qui n’était pas du genre à la mode. Sa maigreur, son allure légèrement distante et hautaine, ne correspondaient en effet en rien aux vedettes de café-concert de l’époque, plutôt gouailleuses et vulgaires. À l’Éden-Concert, ce fut la même chose, et on lui prédit qu’elle n’aurait jamais de succès.
Elle s’exile alors à Lyon puis en Belgique où elle commence à rencontrer un certain succès grâce à des chansons comme « La pocharde », s’étant lassée très vite du répertoire qu’on lui imposait dans les cafés-concerts traditionnels.
De retour à Paris, elle se produit en 1890 au Moulin-Rouge, où elle chante en début de soirée. Emma est devenue Yvette, un prénom très à la mode depuis la publication de la nouvelle de Maupassant qui porte ce titre. Après son tour de chant, elle va chanter au Divan japonais, en haut de la rue des Martyrs, une salle que fréquentent les intellectuels et les artistes, toute cette bohème qui allait construire sa réputation et l’aider à fabriquer son personnage. C’est là qu’elle fait la connaissance de Jean Lorrain, d’Alphonse Allais, de Maurice Donnay, empruntant ici et là à Aristide Bruant. Elle triomphe en 1892 avec « Le fiacre », écrit pour elle par Xanrof (pseudonyme de Léon Fourneau).
La dame rousse aux gants noirs, vêtue de satin vert
Le peintre Toulouse-Lautrec était familier de l’univers du café-concert et des femmes artistes qui animaient ces spectacles. Il admirait particulièrement les femmes rousses, et le personnage qu’avait su inventer Yvette Guilbert le fascinait. Il l’aperçut pour la première fois au Divan japonais, en 1890. Par son répertoire et par l’originalité de son personnage, elle fait partie des femmes qui ont éveillé chez lui un intérêt passionné. Dans une lettre datée de décembre 1892, Henri écrit à sa mère : « Monsieur Jules Coutaut qui était à Nice avec nous, a parlé de moi à Yvette Guilbert, la chanteuse fin de siècle, et hier dans sa loge elle m’a demandé de lui faire une affiche. C’est le plus beau succès que je pouvais rêver, car elle a été déjà interprétée par les plus célèbres et il s’agit de faire quelque chose de très bien. La famille ne savourera pas ma joie, mais vous c’est différent ». La grande artiste avait en effet déjà été représentée par Charles Léandre, Jules Chéret et Ferdinand Bac.
Profitant de l’élan donné à sa notoriété grâce au succès de l’affiche Moulin-Rouge (1891), Lautrec était alors en train d’asseoir sa renommée, et cette commande d’une divette en pleine gloire lui offrait l’occasion de prendre rang parmi les grands lithographes et affichistes du temps. En 1894, le projet prend corps. Un fusain et un grand dessin sont soumis à Yvette pour annoncer sa saison 1894-1895 au café des Ambassadeurs. Mais l’accueil de ces projets est très réservé, et malgré l’intelligence de la chanteuse et son extrême habileté à jouer de son image, elle rejette le travail de Lautrec et retient le dessin plus statique mais plus flatteur de Steinlen (Voir une lithographie conservée au Museum of Modern Art de New York).
Yvette Guilbert chantant ´ Linger, Longer, Loo ª reprend une recherche que Lautrec avait brossée pour le numéro du 22 décembre 1894 du Rire, journal d’Arsène Alexandre. L’artiste de café-concert interprétait alors un répertoire de chansons aux textes d’une ironie sarcastique ou d’un humour subtilement osé, qui étaient joués autant que chantés.
Les lignes nerveuses et brèves du peintre au service d’un dessin épuré et synthétique servent particulièrement bien la silhouette maigre et élancée de la chanteuse en fourreau. Afin de fixer le réel, Lautrec a choisi de symboliser Yvette Guilbert par l’accessoire le plus personnel et le plus original de sa tenue, ces gants dont elle évoque dans une lettre à André Antoine « la peau si collante à mes bras que j’avais peur de ne jamais obtenir la permission de m’en dégager ». Lautrec les traite à plat, sans modelé, comme une figure serpentine noire et indépendante. En insistant sur le maquillage, le visage blafard, les lèvres rouges, la ligne des sourcils et le fard à paupières, il transforme le visage d’Yvette en un masque expressif, une sorte de clown sérieux. Mais la chanteuse n’appréciera pas cette affiche et se montrera profondément heurtée par ce portrait : « Petit monstre ! Mais vous avez fait une horreur ! » Même plus tard, les années passant, Yvette Guilbert restera perplexe et déclarera : « Je me trouvais si férocement caricaturée que je n’y pris aucune joie, le génie de l’artiste n’arrivait pas à m’apparaître, et je ne suis jamais arrivée à comprendre par quoi j’étais synthétisée par Lautrec. »
C’est pourtant en décomposant ses moues sans aucune concession, en restituant ses déformations expressives et ses jeux de physionomie, que le peintre a fixé l’image de la chanteuse. Il a pleinement participé à sa célébrité au cours de sa carrière ainsi qu’à sa gloire posthume, en immortalisant notamment ses fameux gants noirs.
L’autre portrait de la chanteuse parisienne Yvette Guilbert a été réalisée par le photographe Jules Richard en 1905. Il a utilisé ici son format de prédilection, mis au point et breveté sous le nom de Vérascope Richard. Reprenant les principes de la photographie stéréoscopique, née dans les années 1850, ce procédé, destiné aux amateurs, restituait parfaitement, d’après son inventeur « la perspective et le relief absolu ». Dans cette image, la présence volontairement appuyée de l’artiste en train de photographier, au second plan, comme le jeu subtil des miroirs, accentue l’impression de profondeur du champ. Ce type de photographie connaîtra un succès immédiat et considérable jusque dans les années 1930, en partie grâce à la grande maniabilité de l’appareil.
Ce cliché d’Yvette Guilbert, qui avait déjà construit une carrière internationale en 1900, était très probablement destiné à une campagne publicitaire : la célébrité de la chanteuse étant à son apogée, elle pouvait être utilisée pour vanter les qualités du Vérascope.
Un personnage médiatique
Yvette Guilbert a conduit sa carrière d’une manière exemplaire. Elle est partie de rien, sans aucun réseau, ni talent vocal particulier pour devenir une artiste majeure de son époque aux cachets faramineux. À l’heure où le café-concert proprement dit commençait à être concurrencé par le music-hall, Yvette Guilbert a cherché à se distinguer des autres chanteuses traditionnelles en proposant au public une forme de spectacle plus artistique et plus intellectuel.
Dans les Mémoires qu’elle publiera en 1927, elle explique son désir de se construire une image de marque différente des stéréotypes du café-concert, à la fois dans le choix de ses chansons et dans son allure. Car, contrairement à Thérésa, elle ne savait pas chanter et n’avait pas une grande voix. On lui reprochait même un timbre un peu pointu et un certain manque de puissance. En 1889, à l’Éden-Concert, elle conçoit ainsi « l’idée d’une silhouette tranchant sur tout ce que l’on voyait alors » (Y. Guilbert, La Chanson de ma vie), une image fondée sur la simplicité et la distinction afin de tirer au mieux parti d’un corps mince et longiligne et d’un visage sans grâce particulière.
C’est son camarade Polin, chanteur à succès de l’Éden, qui lui fit découvrir les Chansons sans gêne de Léon Xanrof, dont le ton gai, coquin et assez fin lui plut immédiatement.
C’est ainsi qu’elle devint « diseuse », déployant l’art de souligner les sous-entendus des chansons. N’ayant qu’un filet de voix, elle choisit de les interpréter à l’économie, de les parler plus que de les chanter. Elle monta des spectacles fondés sur un parlé ciselé, une diction et un rythme nouveaux. Elle eut aussi l’intuition très moderne qu’elle devait travailler son image, ses gestes, trouver une silhouette qui contrasterait avec le répertoire comique habituel. Elle fabriqua ainsi un personnage élégant, distant, une icône dans un contexte où les spectacles urbains faisaient partie de la culture de masse. Elle joua très habilement des caractéristiques de son physique : sa pâleur, sa maigreur, son cou très long et très mince, ses épaules tombantes, ses longues jambes, son tour de taille étroit. Elle marqua son visage d’un maquillage outré, les yeux ombrés de noir, la bouche rouge, affichant délibérément le visage livide d’un mort : « Les écrivains français, et ceux de partout, qui voulurent bien se soucier de moi, disaient que j’étais une affiche vivante et macabre. J’avais voulu l’être. » Pour l’historien Serge Dillaz, Yvette Guilbert fut sans doute la « première interprète moderne ».
Quentin BAJAC, 48/14 La revue du Musée d’Orsay, n° 15 automne 2002, Paris, 2002.
Catherine DUTHEIL-PESSIN, « Y. Guilbert, la presse, son image, sa carrière », in actes du colloque Presse, chanson et culture orale au XIXe siècle. La parole vive au défi de l’ère médiatique, université Paul-Valéry Montpellier III, 9-11 octobre 2008, Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, 2010.
Yvette GUILBERT, La Chanson de ma vie, Paris, Grasset, 1927.
Anne MARTIN-FUGIER, Comédiennes, Paris, Le Seuil, 2001.
Claude ROGER-MARX, Yvette Guilbert vue par Toulouse-Lautrec, Paris, Au pont des arts (Impr.de la Ruche), 1950.
Jean-Claude YON, Histoire culturelle de la France au XIXe siècle, Paris, Armand Colin, 2010.
Yvette Guilbert, diseuse fin de siècle, catalogue de l’exposition du musée Toulouse-Lautrec, Albi, 30 septembre-16 novembre 1994, Paris, Bibliothèque nationale de France, 1994.
Serge DILLAZ, La Chanson sous la IIIe République, Paris, Tallandier, 1991.
Catherine AUTHIER, « Yvette Guilbert, la diseuse fin de siècle », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 23/11/2024. URL : https://histoire-image.org/etudes/yvette-guilbert-diseuse-fin-siecle
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camoral
Muy interesante.Especialmente la relación entre espectaculo,prensa y medios intelectuales
Christian-Marc Boss
Beau papier !
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