Portrait de groupe, atelier des Grands-Augustins à Paris
Auteur : BRASSAÏ
Date de création : 16 Juin 1944
Date représentée : 16 Juin 1944
Personnages représentés lors de la lecture du "Désir attrapé par la queue" : Jacques Lacan, Cécile Eluard, Pierre Reverdy, Louise Leiris, Zanie Campan Aubier, Pablo Picasso, Valentine Hugo, Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Jean Aubier, Michel Leiris.
Épreuve gélatino-argentique
Domaine : Photographies
© Estate Brassaï - GrandPalaisRmn, 2024 © GrandPalaisRmn / Brassaï
19-501856
L’Art contre l’Occupation
Date de publication : Mars 2024
Auteur : Paul BERNARD-NOURAUD
Se réunir sous l’Occupation
Arrivé à Paris de sa Hongrie natale via Berlin en 1924, Gyula Halasz, dit Brassaï, se fait rapidement connaître comme le photographe de Paris de nuit, recueil publié en 1932. Mais loin de photographier seulement la vie nocturne et interlope de la capitale, il se lie en parallèle avec ses milieux intellectuels et artistiques, et en particulier avec Pablo Picasso.
En 1944, ce dernier est un artiste mondialement reconnu, célébrité qui lui permet de ne pas être inquiété par les autorités allemandes, qui occupent Paris depuis quatre ans et dont les services portent une attention particulière au milieu artistique et intellectuel. La position de Picasso n’en demeure pas moins précaire : ni lui ni Brassaï n’ont la citoyenneté française (Picasso s’est vu refuser sa demande de naturalisation en 1940 et il ne l’a jamais redemandée ensuite, Brassaï ne l’obtient qu’en 1949). C’est dans ce contexte qu’il réunit ses amis demeurés comme lui dans Paris occupé en juin 1944 pour lire une pièce de théâtre écrite par lui trois ans auparavant : Le Désir attrapé par la queue. D’inspiration surréaliste, en partie rédigée selon le procédé de l’écriture automatique, l’intrigue en est décousue et volontiers provocatrice. Les acteurs sont supposés jouer nus et certains passages de la pièce sont délibérément crus. Celle-ci met en outre aux prises une galerie de personnages aux noms aussi allégoriques qu’absurdes (L’Angoisse grasse et L’angoisse maigre, le Silence, L’Oignon, etc.). En 1944, chaque rôle fut joué par l’un des amis de Picasso réunis sur la photographie de Brassaï.
Un groupe d’intellectuels et d’amis réunis en mémoire de l’un des leurs
La lecture du 16 juin 1944 se déroula dans l’atelier de Picasso, quai des Grands-Augustins, là-même où il avait créé Guernica en 1937. Quelques tableautins posés sur le châssis d’une toile retournée derrière les participants confirment cette localisation. En réalité, la première lecture avait eu lieu quelques mois auparavant, le 19 mars, chez les époux Leiris (1), qui vivaient dans le même quartier que Picasso ainsi que Jean-Paul Sartre, tous présents sur la photographie de Brassaï manifestement éclairée artificiellement. Dans ce portrait de groupe composé à la manière de ceux des avant-gardes, tel celui des membres de la Centrale surréaliste de 1924, quoique de façon plus désinvolte ici, figurent (de la gauche vers la droite, debout) le psychanalyste Jacques Lacan (2), Cécile Éluard (la fille de Paul) (3), le poète surréaliste Pierre Reverdy (4), la galeriste Louise Leiris, la comédienne Zanie Aubier (1921-1994, épouse de Jean Aubier), Picasso, la peintre Valentine Hugo (5), Simone de Beauvoir, ainsi que (de la droite vers la gauche, assis ou accroupis) l’éditeur Jean Aubier, Michel Leiris, Albert Camus (6) et Sartre.
L’art contre l’Occupation
Un grand absent explique toutefois en partie cette réunion comme elle avait motivé celle du 19 mars chez les Leiris : le poète Max Jacob (7). Proche des milieux dada et surréalistes, grand ami de Picasso dès son arrivée à Paris en 1901, il fut arrêté par la Gestapo à Orléans en raison de ses activités de résistance. Interné comme Juif au camp de Drancy (8), il y succombe le 5 mars 1944 du fait des conditions d’internement et de sa mauvaise santé. Ses amis s’étaient mobilisés en vain pour sa libération, comme ils avaient échoué à faire libérer Robert Desnos (9) arrêté deux jours avant Max Jacob, qui meurt le 8 juin 1945 dans le camp-ghetto de Theresienstadt.
S’ils apparaissent tous d’apparence étonnamment détendue dans cette photographie du 16 juin 1944, c’est sans doute parce que la réunion s’est déroulée dix jours après le débarquement des alliés en Normandie, l’événement augmentant la probabilité d’une libération. La menace n’en reste pas moins bien réelle. Le beau-père de Louise et Michel Leiris, le galeriste de la période cubiste de Picasso, Daniel-Henry Kahnweiler, était par exemple encore caché chez eux en raison de sa judéité quelques mois auparavant (il leur avait cédé sa galerie afin d’éviter qu’elle ne soit « aryanisée »).
Dans ces conditions, continuer de créer sous l’Occupation, et par surcroît se réunir pour lire une pièce que la censure allemande ou collaborationniste n’aurait pas manqué d’interdire, constitue un acte de résistance intellectuelle relativement risqué. Le Désir attrapé par la queue ne fut d’ailleurs officiellement créé qu’en 1967 par le peintre engagé Jean-Jacques Lebel qui dut encore se défendre contre l’accusation de pornographie qui demeurait accolée à la pièce depuis que le texte en avait été publié pour la première fois dans la revue Messages en 1945. La lecture du Désir attrapé par la queue par des acteurs pour la plupart non professionnels, mais tous penseurs ou créateurs de premier plan, constitue un événement historique. Elle acte en effet l’alliance qui s’est forgée sous l’Occupation entre les milieux intellectuels et artistiques, alliance qui allait imprimer sa marque sur la vie de l’esprit française au cours des décennies suivantes.
Pablo PICASSO, Le Désir attrapé par la queue, Paris, Gallimard, 1988.
Frances MORRIS (dir.), Paris Post War: Art and Existentialism 1945-55, Londres, Tate Gallery, 1993.
Agnès DE GOUVION-SAINT-CYR (dir.), Brassaï. Pour l’amour de Paris, Paris, Flammarion, 2013.
Jean-Paul SARTRE, Situations, III, lendemains de guerre, Paris, Gallimard, 1949.
Michel WINOCK, Le Siècle des intellectuels, Paris, Seuil, 1997.
1 - Michel Leiris (1901-1990) : écrivain et ethnologue français, Michel Leiris est proche des surréalistes. Il rencontre Louise Godon, belle-fille de Daniel-Henry Kahnweiler, qu'il épouse en 1926. Il participe à la mission ethnographique Dakar-Djibouti (1931-1933), ce qui l'amène à travailler au musée d'Ethnographie du Trocadéro (musée de l'Homme) où il reste en poste jusqu'en 1988. Il fait paraître en 1939, L'Âge d'homme, son ouvrage majeur. Il est toute sa vie un intellectuel engagé.
1 - Louise Leiris (1902-1988) : Louise Godon est la belle-fille de Daniel-Henry Kahnweiler. Elle épouse en 1926 Michel Leiris. Elle collabore à la galerie Kahnweiler. En 1941, du fait des Lois de Vichy, Louise Leiris achète la galerie Kahnweiler qui devient la galerie Louise Leiris. Avec Michel, Louise cache Kahnweiler et lui procure des papiers pendant l'Occupation. Elle poursuit le travail de Kahnweiler avec les artistes de son temps.
2 -Jacques Lacan (1901-1981) : psychanalyste français dont se réclament les lacaniens, Jacques Lacan a dominé la psychanalyse française durant près de 30 ans, il a été soit haï soit adoré. Il a prolongé les thèses de Freud et défendu le "retour à Freud". Ses thèses s'appuient sur la linguistique de Ferdinand de Saussure et le structuralisme de Claude Lévi-Strauss.
3 - Cécile Éluard (1918-2016) : fille unique du poète Paul Éluard et de Gala (Elena Ivanovna Diakonova) qui se sont mariés en 1917 ; ils rompent en 1929 quand Gala rencontre Salvador Dali.
4 - Pierre Reverdy (1889-1960) : poète français, Pierre Reverdy fréquente la vie de Montmartre et le Bateau-Lavoir. Il a influencé le jeune André Breton et la naissance du surréalisme, sans jamais y participer. Il fonde le mensuel Nord-Sud en 1917-1918 dans lequel écrivent André Breton, Philippe Soupault, Louis Aragon, Tristan Tzara etc. Il se retire en 1926 à l'abbaye de Solesme, après sa conversion soudaine au catholicisme.
5 - Valentine Hugo (1887-1968) : peintre et illustratrice française, Valentine Gross épouse Jean Hugo, peintre et petit-fils de Victor Hugo, en 1917. Elle publie dans la La Gazette du bon ton, dessine pour le théâtre et le ballet des costumes et des décors.
6 - Albert Camus (1913-1960) : romancier, dramaturge et essayiste français, Albert Camus est né en Algérie dans une famille pauvre. Il fait cependant des études brillantes, grâce à son instituteur, puis à son professeur de philosophie. Tuberculeux, sa santé est fragile. Il se fait connaître avec L'Étranger publié en 1942. Il participe activement au réseau de résistance Combat dont il deviendra le directeur. Ses relations avec Jean-Paul Sartre sont compliquées, les deux hommes s'affrontent tout en s'appréciant. Camus meurt dans un accident de voiture à 47 ans. Il est prix Nobel de littérature en 1957.
7 - Max Jacob (1876-1944) : poète et peintre français, né à Quimper, dans une famille juive, Max Jacob se convertit au catholicisme en 1915. Il fait ses études à Paris, il habite le Bateau-Lavoir avec Picasso. En 1917, il publie le Cornet à dès. En 1921, il se retire à Saint-Benoît-sur-Loire jusqu'en 1928, puis revient à Paris. Il repart en 1937 à Saint-Benoît où il est arrêté par la Gestapo, comme Juif, le 24 février 1944, et meurt, quelques jours après, le 5 mars, à Drancy.
8 - Camp de Drancy : avec Beaune-la-Rolande et Pithiviers, Drancy est un camp d'internement français pour les Juifs avant leur départ pour les camps de la mort.
9 - Robert Desnos (1900-1945) : poète français, enfant des Halles de Paris, Robert Desnos est un autodidacte. Il découvre le dadaïsme. Il sera un des représentants majeurs du surréalisme. Il est journaliste, fait de la radio... Mobilisé en 1939, il participe à la Drôle de guerre. Démobilisé, il entre en résistance dans le réseau Agir en 1942. Arrêté en 22 février 1944, il est déporté dans un camp en Saxe. L'arrivée des Alliés en 1945 poussent les nazis à évacuer le camp à marches forcées vers le camp de Terezin (Tchécoslovaquie). Épuisé, il y meurt du typhus le 8 juin 1945.
Surréalisme : Courant artistique très lié à la littérature, qui se développe à partir des années 1920. En 1924, André Breton définit le surréalisme comme un « automatisme pur », une « dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison ».
Dada : Mouvement intellectuel né au cœur du cataclysme de la Première Guerre mondiale en Europe. Le mouvement ne tarde pas à gagner les États-Unis avec Man Ray, Duchamp et Picabia qui animent Dada New York. Dans un esprit subversif, les artistes Dada (ou dadaïstes) mettent en question la notion d’œuvre d’art. Leur travail est souvent caractérisé par le recyclage et le détournement des objets qu’ils collectent.
Paul BERNARD-NOURAUD, « L’Art contre l’Occupation », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 14/10/2024. URL : https://histoire-image.org/etudes/art-contre-occupation
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