Le Bal du Moulin de la Galette
Sus à l'alcool ! [d'après Jean GEOFFROY]
Le Bal du Moulin de la Galette
Auteur : RENOIR Pierre Auguste
Lieu de conservation : musée d’Orsay (Paris)
site web
Date de création : 1876
H. : 131,5 cm
L. : 176,5 cm
huile sur toile. Etablissement de la Butte Montmartre à Paris. Tableau exposé à l'exposition du groupe impressionniste de 1877.
Domaine : Peintures
© Musée d'Orsay, Dist. RMN - Grand Palais / Patrice Schmidt
RF 2739 - 11-561227
Bonne et mauvaise ivresse
Date de publication : Janvier 2006
Auteur : Myriam TSIKOUNAS
À Paris, en 1829, des médecins et des chimistes fondent les Annales d’Hygiène Publique et de Médecine Légale, dont l’objectif est de rendre compte des conditions de vie et de travail dans les grands centres industriels. Louis-René Villermé et ses confrères découvrent alors un nouveau mal, « une ivrognerie aux traits sombres », qui menace les assises de la société. Ces premiers enquêteurs, relayés sous le Second Empire par des économistes sociaux, des politiciens et des romanciers « naturalistes » qui popularisent leurs idées, donnent de l’alcoolisme une définition très restrictive. Pour eux, les intempérants appartiennent principalement au sexe masculin et se recrutent essentiellement dans les « classes laborieuses ». Leur « vice » se contracte par l’abus d’eaux-de-vie de grain et de breuvages frelatés, non par l’absorption de boissons fermentées naturelles. Ce fléau rend paresseux, compromet les intérêts de l’industrie et ruine la famille. Il peuple les tribunaux de criminels et les hôpitaux d’incurables.
Ainsi, d’emblée, ces discours confondent-ils alcoolisme et ivresse, et opposent-ils les bons vivants – issus de la bourgeoisie – et les terribles ivrognes – de la classe ouvrière.
Les douze photos qui composent la planche Sus à l’alcool sont édifiantes. Leur auteur veut démontrer que l’alcool conduit graduellement et fatalement l’ouvrier à la déchéance physique et sociale. Au départ, le ménage est heureux et prospère. Le père tient affectueusement son bébé sur un bras et entoure la taille de sa fillette de l’autre pendant que la mère sert la soupe (1). Mais par un matin gris, le héros se laisse entraîner par deux collègues chez le marchand d’absinthe (2). La femme, son bébé dans les bras, vient chercher son mari – dépenaillé – au café (3). D’abord attablé et en grande discussion avec ses compagnons d’infortune (4), l’homme boit ensuite seul, toisé par deux ex-camarades moins imbibés que lui (5). Les années ont passé. Le buveur, devenu violent, frappe son épouse qui s’occupe maintenant de trois enfants dans un logis vide (6). Comme il a perdu son travail, il est condamné à mendier sous le regard réprobateur d’un couple de bourgeois qui a déposé quelques pièces dans sa casquette (7). Au café, l’ivrogne se bat maintenant avec ses anciens amis (8), ce qui le conduit au tribunal où le magistrat semble prendre le spectateur à témoin (9). En proie à une crise de delirium tremens, le pochard a été interné (10) dans un asile où il finit par mourir devant un infirmier impuissant (11). Sa femme est ses enfants, couverts de guenilles noires, figés par le froid, en sont réduits à tendre la main dans la rue (12).
Tout oppose ces clichés, adaptés d’une série de Jean Geoffroy, au tableau d’Auguste Renoir. Au Bal du moulin de la Galette, les lumières printanières, encore rehaussées par des dizaines de globes blancs, chatoient sur les personnages pour mettre en valeur non seulement leurs mouvements, mais leurs vêtements pastel, moirés et soyeux.
Les deux enfants figurés au premier plan sur la gauche du cadre ne sont pas venus, la nuit et en semaine, chercher leur père aviné dans un bouge enfumé, mais accompagnent leurs parents qui valsent, un dimanche après-midi, dans un spacieux jardin.
Cette « bonne » alcoolisation, qui n’entrave pas le travail, encourage la mixité sociale comme en témoigne la diversité des coiffes : canotiers, gibus, melons… Artistes, bourgeois, étudiants, ouvrières et femmes du monde se retrouvent pour danser à Montmartre, dans un lieu convenable.
Les trois consommateurs assis au premier plan, bien vêtus et souriants, ne boivent pas pour s’enivrer, pour atteindre le plus rapidement possible un état modifié de conscience, mais seulement pour trouver le courage d’aborder les deux jeunes filles qui occupent le centre de la composition.
Les enquêtes de la monarchie de Juillet, attentivement lues et réutilisées par des écrivains à succès, constituent donc le répertoire d’images des peintres, dessinateurs et photographes. Quelques années plus tard, elles sont également retraitées par des cinéastes comme Ferdinand Zecca, qui signe en 1902 Les Victimes de l’alcoolisme, film où il mêle les descriptions littéraires de L’Assommoir aux vues de Jean Geoffroy.
Ces romans et ces images, fixes ou mobiles, ont eu une grande force de conviction. En opposant continuellement bonnes et mauvaises boissons, bonnes et mauvaises ivresses, les artistes de la seconde moitié du XIXe siècle ont forgé des stéréotypes qui sont devenus des évidences pour des générations entières de lecteurs et de spectateurs.
De fait, jusqu’au mitan des années 1950, l’alcoolisme n’a pas été considéré en France comme une maladie guérissable, frappant toutes les couches de la société, mais comme le seul fléau incurable des populations ouvrières, tel qu’il fut décrit, au début de la généralisation des alcools industriels, par quelques médecins hygiénistes.
Didier NOURRISSON, Le Buveur du XIXe siècle, Paris, Albin Michel, coll. « L’Aventure humaine », 1990.Henri MELCHIOR DE LANGLE, Le Petit Monde des cafés et des débits parisiens au XIXe siècle, Paris, P.U.F., coll. « Histoire », 1990.
Myriam TSIKOUNAS, « Bonne et mauvaise ivresse », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 12/12/2024. URL : https://histoire-image.org/etudes/bonne-mauvaise-ivresse
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