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Carte de l'Europe en 1914

Carte de l'Europe en 1914

Écoutez ! Écoutez ! Les chiens aboient !

Écoutez ! Écoutez ! Les chiens aboient !

Tuez cet aigle

Tuez cet aigle

Carte de l'Europe en 1914

Carte de l'Europe en 1914

Auteur : TRIER Walter

Lieu de conservation : Kunstbibliothek (Berlin)
site web

Date de création : 1914

lithographie

Domaine : Cartographie

© BPK, Berlin, dist. RMN - Grand Palais / Knud Petersen

lien vers l'image

11-524171

Le dessous des cartes

Date de publication : Juin 2021

Auteur : Alexandre SUMPF

La guerre pour de rire, ou l’optimisme illusoire de 1914

Au cours de l’été 1914, la mécanique des alliances croisées s’emballe et conduit en quelques jours une large partie de l’Europe dans le gouffre d’un affrontement que tous pensent court et décisif.

Dans le fil d’une tradition qui remonte à la Renaissance, les dessinateurs s’amusent encore à proposer aux lecteurs des cartes sério-comiques, adaptées au goût du jour et diffusées massivement par la révolution de la lithographie. Ils se montrent friands de ces cartes allégoriques qui présentent les enjeux géopolitiques de façon claire et amusante.

En Grande-Bretagne, Walter Emanuel (1869-1915) propose ainsi à l’éditeur Bacon une carte nommée d’après une comptine anglaise. Il est l’un des humoristes fétiches de Punch, connu pour ses livres mettant en scène le point de vue des chiens à la place des humains.

John H. Amschewitz (1882-1942), dessinateur anglais d’origine juive russe, se montre beaucoup plus direct dans son engagement avec Tuez cet aigle, qui prend parti contre l’ennemi allemand. En Allemagne, les bureaux de propagande republieront en 1915 ce dessin, après la sortie de la Carte de l’Europe en 1914. Elle a été dessinée par l’illustrateur tchèque Walter Trier (1890-1951), actif à Berlin depuis 1910, qui devra s’exiler sous le nazisme.

L’impérialisme, stade suprême du nationalisme

Les trois cartes respectent les codes à la fois des images d’Épinal et des cartes politiques de l’Europe. Le dessin se présente en effet sous un format horizontal et comporte dans sa marge inférieure un commentaire plus ou moins précis et drôle. Si aucune légende ne vient offrir à ces œuvres un gage scientifique, les échelles sont respectées et les étendues marines ou les États correctement nommés.

Carte de l’Europe en 1914 utilise un dégradé de gris, d’ocre et de rose pour accentuer l’idée de mêlée des peuples. Ces derniers sont représentés par des dirigeants politiques (Suède, Espagne, Empire ottoman) attentistes ou des soldats, sauf trois : le bulldog irlandais, le porc serbe et le pou macédonien. Le bersagliero italien (soldat italien) tourne le dos à ses alliés et contemple le conflit : le royaume n’a pas respecté son engagement dans la Triplice. Seuls les deux combattants allemands et leur camarade autrichien ne sont pas caricaturés, mais saisis en pleine action : de la baïonnette, ils repoussent le géant russe hirsute à la gueule ouverte ; du pied, ils repoussent cet ennemi (en Prusse orientale), écrasent le pou macédonien et chassent le couard français en pleine débandade. On peut donc dater cette image de fin septembre ou début octobre 1914, entre la défaite russe de Tannenberg, l’invasion de la Belgique et l’entrée en guerre de la Turquie.

La carte commentée par Walter Emanuel est à la fois plus allégorique et plus détaillée. Deux couples de canidés se font face : bulldog britannique et caniche français contre basset allemand et bâtard austro-hongrois (forcément, il provient d’un mélange). Deux personnages de grandes dimensions semblent jouer les premiers rôles : un marin britannique qui tient en laisse ses navires, et le tsar Nicolas II qui chevauche un rouleau compresseur avec un cosaque et un ours galopant à ses côtés. Enfin, le pacha ottoman tient en laisse un petit basset béat symbolisant l’Allemagne et des navires de guerre allemands, comme s’il manipulait son allié au profit de ses visées impérialistes en mer Noire. L’ensemble est mis en branle par la piqûre de la guêpe serbe sur la patte austro-hongroise menacée par le moustique macédonien ; le chien tire sur la laisse qui le lie au basset, l’étranglant et le forçant à montrer les dents. Il lui coûte cher de pointer sa truffe sur le sol français : le bulldog la lui croque, à la grande joie du petit chien belge blessé et bandé.

Tuez cet aigle opte pour les mêmes codes de couleur (peu conformes au régime des alliances, puisque la Russie est en jaune, comme les neutres) et la même dynamique que le dessin précédent – ils ont dû s’influencer. Cette fois, Amschewitz alterne allégories humaines (Marianne, John Bull, assisté de soldats du Commonwealth) ou animales (l’aigle allemand, l’ours russe et le coq gaulois), figures humaines existantes (le Kaiser Guillaume II, l’empereur ottoman) et animaux (le chien serbe et la guêpe macédonienne). L’Italien est un chanteur d’opéra qui récite : « Vous m’avez forcé à vous aimer, mais je ne voulais pas le faire. » Le responsable de la guerre est représenté par la figure de Pierrot, qui retient à grand-peine son âne : le clown autrichien perd l’équilibre, entraîne dans sa chute l’aigle percé par la baïonnette de Marianne, pendant que John Bull traverse l’océan sabre au clair, rouge de colère, en piétinant le Business as usual qui sert de maxime à l’isolationnisme anglais.

La carte déchirée de l’Europe

Les cartes ont été publiées dans des revues britanniques et allemandes, mais aussi sous forme de feuilles volantes vendues pour le profit des éditeurs et, dans le cas allemand, celui de la Croix-Rouge qui recevra 10 % du prix de vente. Elles ont bénéficié d’un fort tirage qui leur a assuré un franc succès public… qui ne se dément pas, puisque ces images ont depuis été remobilisées dans nombre d’expositions et sont encore vendues sous forme de posters.

Pourtant, au bout de quelques mois, leur ton a paru bien périmé. Les mêmes éditeurs choisissent de présenter de façon plus sérieuse la situation sur le front afin d’informer les lecteurs, plus de les distraire. La remobilisation culturelle de 1915 impose cette mutation, car la foi patriotique ne suffit plus : pour croire à la victoire, il faut désormais en être rationnellement convaincu. En outre, les alliances continuent à se modifier, puisque la Bulgarie choisit finalement la Triplice, la Russie vole de défaite en défaite, tout comme l’Italie. La carte de l’Europe ne sera plus jamais la même.

À travers l’humour simpliste de ces cartes comiques, on perçoit la violence des nationalismes à l’œuvre : pour les Allemands, les ennemis sont des barbares (Russes) ou des nuisibles à éliminer ; l’Anglais est nécessairement perfide, il ne songe qu’à son profit : le business de la guerre, explique l’éditeur du dessin d’Amschewitz, en vaut bien un autre. Albion est aussi perfide que la légende le dit : la guerre sert les intérêts anglais contre le grand vainqueur de la seconde industrialisation. Pour les Britanniques, les Germains sont fous, inconséquents, juste bons à être taillés en pièces par plus fort qu’eux ; et l’Ottoman fourbe.

Il s’agit certes de caricature, et un illustrateur comme Benjamin Rabier, en France, n’hésite pas à mettre en scène des animaux dans la guerre (le chien Flambeau). Mais l’animalisation de l’ennemi et l’essentialisation des caractères nationaux par une propagande de guerre omniprésente renforcent les stéréotypes et les haines ethniques, facteurs de génocide (Arméniens en 1915), et, plus largement, la poursuite du conflit à l’est du continent jusqu’en 1923.

BARRON Roderick M., « Bringing the Map to Life: European Satirical Maps (1845-1945) », Belgeo, no 3-4, 2008, p. 445-464.

BECKER Annette, Voir la Grande Guerre : un autre récit (1914-2004), Paris, Armand Colin, 2014.

GILLES Benjamin, WEINRICH Arndt, Une guerre des images : France /Allemagne (1914-1918), Paris, Éditions de La Martinière, 2014.

Allégorie : Représentation figurée d’une idée abstraite.

Triple Entente : Ou Entente. Alliance élaborée entre la France, la Grande-Bretagne et la Russie à partir de 1898 pour contrebalancer la Triple Alliance (ou Triplice), formée par l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie.

Lithographie : Technique de gravure (ou d’estampe) qui reproduit un dessin en noir et blanc ou en couleur à l’aide d’un crayon gras ou d’une encre grasse sur une pierre calcaire. Par extension, le terme désigne une estampe imprimée par ce procédé.

Renaissance : Mouvement artistique né au XVe siècle en Italie et qui se diffuse dans le reste de l’Europe au XVIe siècle. Il repose sur la redécouverte, l’étude et la réinterprétation des textes, monuments et objets antiques. À la différence de la pensée médiévale qui donne à Dieu une place centrale, c’est l’homme qui est au cœur de la pensée de la Renaissance.

Triple Alliance : Ou Triplice. Alliance formée par l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie, officiellement rompue en mai 1915 lors de l’entrée en guerre de l’Italie aux côtés de la Triple Entente.

Alexandre SUMPF, « Le dessous des cartes », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 06/10/2024. URL : https://histoire-image.org/etudes/dessous-cartes

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