Autoportrait au passeport juif
Auteur : NUSSBAUM Félix
Lieu de conservation : Allemagne, Osnabrück, maison Felix Nussbaum
Date de création : 1943
Date représentée : 1943
H. : 56 cm
L. : 49 cm
Huile sur toile.
Domaine : Peintures
© BPK, Berlin, Dist. GrandPalaisRmn / image BPK
00015220 - 10-519893
Felix Nussbaum, un artiste en clandestinité 1/1
Date de publication : Novembre 2024
Auteur : Paul BERNARD-NOURAUD
Un artiste juif en exil et en clandestinité
Né en 1904 dans une famille allemande juive d’Osnabrück, en Basse-Saxe, Felix Nussbaum se forme comme artiste à Hambourg puis à Berlin, où il rencontre sa future femme, la peintre polonaise et juive comme lui Felka Platek. Lorsqu’ils se marient à Bruxelles en 1937, cela fait déjà quatre ans que les deux artistes ont quitté l’Allemagne nazie pour trouver refuge en Belgique. Peu avant que le pays ne soit attaqué par l’Allemagne nazie, Nussbaum est arrêté et envoyé en France par les autorités belges comme ressortissant d’une puissance ennemie afin d’être interné avec nombre de ses compatriotes, la plupart pourtant antinazis, dans le camp de Saint-Cyprien, au sud de Perpignan. Durant un transfert à Bordeaux dans la confusion de l’été 1940, Nussbaum parvient à s’échapper et à rejoindre Platek à Bruxelles, où ils entrent en clandestinité. Bénéficiant de soutiens sur place, notamment de celui de l’artiste et résistant Dolf Ledel (1), ils échappent aux rafles organisées par les nazis, lesquelles commencent en août 1942 en Belgique, placée sous autorité militaire allemande, consécutivement à l’imposition du port de l’étoile jaune intervenue en mai.
Dénoncés en juin 1944, Nussbaum et Platek sont internés au camp de Malines d’où ils sont déportés vers Auschwitz-Birkenau par le dernier convoi de Juifs parti de Belgique le 31 juillet 1944 ; ils y périssent tous les deux.
Pendant toute la période de clandestinité, Nussbaum n’a jamais cessé de peindre, en s’adonnant tout particulièrement au genre de l’autoportrait qu’il affectionne depuis ses débuts. Il a en effet pris l’habitude de se représenter aussi bien en peintre qu’en bourgeois ou en fou, multipliant les apparences et les identités d’emprunt. À partir de 1940, toutefois, Nussbaum s’auto-portraiture presque exclusivement en victime des persécutions antisémites, notamment dans son Autoportrait au passeport juif daté de 1943.
Un autoportrait caché ?
Au lointain, on aperçoit à gauche l’attique d’un immeuble aux rideaux entrouverts d’un blanc qui rappelle à droite la brassée de fleurs de lilas traversant l’espace troué par le ciel bleu, entre un poteau électrique et un arbre étêté derrière lesquels volent des nuées d’oiseaux noirs contre les nuages gris. Les deux tiers inférieurs de la composition sont clos par un haut mur décrépi, çà et là badigeonné de blanc, évoquant l’enceinte d’une prison. Devant l’angle ainsi formé, se détachant de cet arrière-plan et quoique le chapeau feutre qui le coiffe en reprenne en partie les tons brun-gris, se tient le peintre. Il s’est figuré de trois-quarts face, le visage éclairé d’une lumière chaude dont la source, d’apparence naturelle, se trouve hors-cadre à gauche. Son visage est mal rasé, ses cheveux courts, ses traits tirés bien que son regard fixe le spectateur d’un œil plus alerte qu’inquiet. Il paraît sur ses gardes. Sa bouche reste muette, mais sa main gauche tend vers le spectateur un document où l’on reconnaît le peintre sur la photographie d’identité en noir et blanc qui y est agrafée. On y lit également en lettres manuscrites le nom et le prénom de Felix Nussbaum, mais ce sont les lettres rouges du tampon portant en français et en néerlandais la mention « Juif – Jood » qui interpellent le regard. Le rouge est en effet la seule couleur vive de la composition chromatique avec le jaune de l’étoile qui paraît peinte sur son manteau, sous le col que le peintre relève de sa main droite, comme si, tout en se montrant, il cherchait à se cacher.
Un crypto-portrait ?
La proximité de la figure du peintre avec le spectateur, doublée du fait qu’elle le fixe du regard et lui met littéralement sous le nez son passeport « juif », produit en effet un sentiment ambivalent, comme s'il était soumis à un contrôle d'identité par le spectateur. Cette ambivalence est d’autant plus troublante que le visage du peintre ainsi figuré ne semble trahir aucune émotion précise. Une dimension qui, comme la facture relativement classique de sa peinture et de la composition de cet Autoportrait au passeport juif, a permis de rapprocher le style de Nussbaum du courant dit de la Nouvelle-Objectivité, courant qui se caractérise notamment par la mise en valeur de « personnalités froides », affectant de se montrer indifférentes aux aléas de l’histoire comme à toute forme d’émotion.
L’histoire, personnelle et collective, est pourtant bien présente dans cette œuvre. Nussbaum y conjoint en effet l’identité qu’il s’est choisie, celle d’un peintre héritier de la grande tradition européenne de l’autoportrait, inaugurée notamment à la fin du XVe siècle par son illustre compatriote Albrecht Dürer, et celle d’une identité assignée par les antisémites pour lesquels être Juif ne saurait être qu’une honte qu’il s’agit d’identifier, justement, à seule fin de pouvoir l’éliminer ensuite. Cette marque imposée, le peintre l’exhibe autant qu’il en fait un accessoire.
Compte tenu de la chronologie des faits historiques pourtant, et de l’état de clandestinité auquel il avait été réduit à cette période, il est cependant très improbable que Nussbaum ait porté à Bruxelles l’étoile jaune. En choisissant de se figurer avec elle dans ce qui reste le dernier autoportrait connu de lui, Nussbaum revendique hautement tout à la fois sa qualité de peintre et de Juif, retournant en quelque sorte le stigmate qu’on voulait lui faire porter comme il tourne son visage et son passeport vers le spectateur qui le dévisage et se trouve à son tour dévisagé par lui. Comme si le peintre entendait moins faire de lui un autoportrait se cachant qu’un crypto-portrait, un autoportrait caché – caché sous les multiples identités qu’il fut contraint de revêtir.
Felix Nussbaum, peintre juif prisonnier du camp de concentration de Saint-Cyprien, une vidéo de France 3 Occitanie, 1m50 en occitan, sous-titre français.
Ziva AMISHAI-MAISELS, Depiction and Interpretation : The Influence of the Holocaust on Visual Arts, Londres, Pergamon, 1993.
Paul BERNARD-NOURAUD, Une histoire de l’art d’après Auschwitz. 2. Figures disparues, Strasbourg, L’Atelier contemporain, 2024.
Janet BLATTER, Sybil MILTON (dir.), Art of the Holocaust, Rutledge Press, New York, 1981.
Philippe CYROULNIK (dir.), Retour sur l’abîme. L’art à l’épreuve du génocide, Paris, Mare & Martin, 2015.
Laurence SIGAL-KLAGSBALD (dir.), Felix Nussbaum (1904-1944), Paris, Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, 2010.
1 -Dolf Ledel (1893-1976) : sculpteur et médailleur belge, il pratique la taille directe. Pendant la deuxième guerre mondiale, il entre dans la résistance armée et prendre le maquis avec sa femme. Il n'est pas affilié à un parti.
Paul BERNARD-NOURAUD, « Felix Nussbaum, un artiste en clandestinité 1/1 », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 14/12/2024. URL : https://histoire-image.org/etudes/felix-nussbaum-artiste-clandestinite-11
Pour aller plus loin :
- la Maison Felix Nussbaum à Osnabrück
- La Nouvelle-Objectivité, exposition au Centre Pompidou, 2022 - Vidéo et podcasts.
- Sur le camp d'internement de Saint-Cyprien, Mémorial du camp d'Argelès-sur-Mer.
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