Le Tricheur à l'as de carreau
La Diseuse de bonne aventure
Le Tricheur à l'as de carreau
Auteur : LA TOUR Georges de
Lieu de conservation : musée du Louvre (Paris)
site web
Date de création : 1636-1640
H. : 106 cm
L. : 145 cm
Huile sur toile
Domaine : Peintures
© RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Adrien Didierjean
RF 1972 8 - 16-512471
Du peintre religieux au peintre de genre : Georges de la Tour
Date de publication : Novembre 2022
Auteur : Paul BERNARD-NOURAUD
D’un peintre religieux à un peintre de genre
La première partie de la carrière de Georges de la Tour se déroule auprès du duc de Lorraine Henri II, prétendant malheureux au trône de France l’année même de la naissance du peintre, en 1593. C’est à la cour du château de Lunéville qu’il se fait apprécier du souverain local par de nombreuses compositions religieuses qui s’accordent aux principes de la Contre-Réforme qu’Henri II, proche des Guise, entend promouvoir, y compris par le moyen des arts, lui qui fit don à l’église primatiale de Nancy d’une Annonciation du Caravage aujourd’hui conservée au musée des beaux-arts de la ville.
Dans un premier temps, l’invasion française de la Lorraine en 1632 ne semble pas avoir affecté la prospérité du peintre, qui continue de recevoir des commandes du successeur d’Henri II, Charles IV. Mais les revers militaires de ce dernier font de son duché la proie des différents belligérants impliqués dans la Guerre de Trente Ans et qui ravagent la région. La situation politique et l’honneur que lui fait Louis XIII en le nommant peintre ordinaire du roi incitent Georges de la Tour à s’établir à Paris (où il est logé au palais du Louvre) de 1639 à 1641, date à laquelle il retourne à Lunéville où il décède en 1652.
Sans doute pour satisfaire la demande, Georges de la Tour n’hésitait pas à emprunter ses thèmes à ses illustres prédécesseurs, non plus qu’à produire des répliques de ses propres inventions. Le Tricheur à l’as de carreau s’inspire ainsi des Tricheurs du Caravage (vers 1595), et reproduit quasiment à l’identique son propre Tricheur à l’as de trèfle du début des années 1630 (les deux œuvres sont conservées au musée d’art Kimbell, au Texas). Quant à sa Diseuse de bonne aventure, elle reproduit une situation que Le Caravage a lui-même peinte à deux reprises au milieu des années 1590 pour des prélats romains (le musée du Louvre et la pinacothèque capitoline conservent les deux tableaux). Par-delà les motifs qu’elles lui fournissent, les cadrages resserrés des œuvres du Caravage servirent aussi de modèles à Georges de la Tour.
Rendre le clair-obscur lisible
Distinctes par leurs sujets respectifs, La Diseuse de bonne aventure et Le Tricheur à l’as de carreau n’en présentent pas moins de nombreuses similitudes structurelles. L’éclairage diurne est sans doute leur point commun le plus saisissant de prime abord. Sous le pinceau de Georges de la Tour, la puissance dramatique du clair-obscur caravagesque y apparaît en effet tempérée par la clarté des coloris et des figures. Le peintre lorrain facilite ainsi la lisibilité des scènes qu’il met en page, quand, à l’inverse, il arrive au Caravage de l’obscurcir en étendant les ombres nocturnes depuis les recoins jusqu’aux figures (extension dont l’Annonciation de Nancy est à cet égard représentative).
Le rouge garance qui colore à des degrés divers les habits des trois figures au premier plan de La Diseuse de bonne aventure remplit ainsi une fonction quasi-rythmique. Sa répétition contribue à distinguer les gestes coupables des gestes innocents qui s’enchaînent à l’entour du gros nœud qui ceint la figure centrale. De part et d’autre de cette « proie » masculine s’affairent ainsi quatre figures féminines, qui entreprennent de le délester de sa bourse et de son médaillon, tandis que la diseuse de bonne aventure plus âgée capte son attention en lui rendant le sou que le jeune homme lui a préalablement remis pour s’y faire prédire l’avenir.
Bien que le fond soit comparable à celui de la rue où est supposé avoir lieu l’escroquerie de La Diseuse de bonne aventure, les protagonistes du Tricheur à l’as de carreau sont cette fois assis autour d’une table. Un trio – formé du tricheur proprement dit, dont le regard fait du spectateur le complice autant que le témoin du stratagème établi avec la servante et l’autre femme – s’y entend sans mot dire pour dépouiller au jeu de cartes un jeune homme aisé au visage poupin et à la mise voyante. Georges de la Tour rend avec une virtuosité assumée chaque détail de son habillement, comme il le fait du reste pour chacune de ses figures. Là se situe aussi le réalisme qu’on lui a prêté a posteriori.
Une peinture en forme d’apologue
Malgré l’estime dont il jouit de son vivant, le nom du peintre tombe après sa mort dans l’oubli, où il demeure près de trois siècles durant. La redécouverte de Georges de la Tour au début du siècle dernier assoit sa réputation de peintre de genre que celle de peintre religieux. La présentation en 1934 d’une douzaine de ses œuvres dans le cadre de l’exposition intitulée « Les peintres de la réalité en France au XVIIe siècle » renforce encore cette perception, et favorise la recherche sur l’œuvre du peintre.
Le spectateur du XVIIe siècle était sans aucun doute mieux disposé culturellement qu’on peut l’être aujourd’hui pour déceler la signification morale dont le peintre investissait ses compositions. Sans doute aussi cette opération d’élucidation lui était-elle plus aisée dans la mesure où il considérait d’un même œil ces scènes de genre et les scènes religieuses que peignait parallèlement Georges de la Tour. Dans les deux cas, cette non-distinction entre les cadres interprétatifs l’autorisait à la fois à reconnaître certains thèmes directement issus du répertoire chrétien et à en faire une interprétation moralisée, suivant en cela le modèle consacré de l’apologue.
En termes iconographiques, la figure centrale du Tricheur à l’as de carreau arbore en effet les attributs dont Marie Madeleine se débarrasse lorsqu’elle se repent de ses péchés (comme dans la version qu’en donne le peintre dans le tableau du Metropolitan Museum). Autrement dit, son statut de courtisane est ici aisément identifiable, en sorte que l’on déduit de sa présence que la luxure, comme le jeu, l’appât du gain et le vin sont autant de tentations qui perdent les jeunes hommes de bonne famille, à l’instar du Fils prodigue ayant cédé aux séductions mondaines dont l’évangile selon Luc a fait une parabole qui s’applique également au jeune homme figurant au centre de La Diseuse de bonne aventure.
Cet autre apologue met non seulement en garde le spectateur contre le vol, mais il l’incite à se défier de l’art divinatoire, voire à se méfier de celles (puisque ce sont essentiellement des femmes) qui le pratiquent, et en l’occurrence des Bohémiennes en général qui évoluent aux marges de la bonne société d’alors. Chez Georges de la Tour, l’avertissement se double d’une leçon visuelle énoncée selon le principe de la mise en abîme : si le jeune fat avait prêté plus d’attention à l’habit de la voyante qu’à sa propre vêture, il aurait déduit par avance des motifs tissés sur le devant de son manteau qu’il était le petit lapin et elle le puissant rapace.
De manière peut-être plus inattendue pour le spectateur actuel, mais d’une façon que les fables de Jean de la Fontaine ne feront qu’entériner à la fin du XVIIe siècle, ce détour par les figures animales se retrouve également dans Le Tricheur à l’as de carreau. Il ne ressort pas cette fois de quelque détail vestimentaire (bien que le fait que les aiguillettes du tricheur soient dénouées à l’emmanchure, au contraire de celles de sa victime, constitue à l’époque un indice évident de sa dépravation), mais il concerne les visages mêmes des quatre protagonistes. Pour un amateur rompu à l’art de la physiognomonie animale, alors en plein développement, sachant par conséquent inférer des traits physiques d’une personne sa personnalité morale d’après leur ressemblance avec ceux prêtés aux animaux, la victime de la tricherie est un pigeon qu’une poule et un goupil (un renard) s’apprêtent à plumer sous le regard complice d’une fouine (dont l’aigrette attaché à son turban n’est cependant pas autographe, mais a fait l’objet d’un ajout postérieur à l’achèvement du tableau).
Dans un cas comme dans l’autre, Georges de la Tour est représentatif d’une époque où le discours moral que véhicule la religion, loin de s’épuiser dans la peinture religieuse proprement dite, trouve dans l’iconographie séculière un moyen de se renouveler, et probablement de se diffuser plus largement dans la société. Que cette diffusion ouvre l’interprétation au lieu de la refermer ne contredit aucunement un projet qui entend, comme les Fables de La Fontaine, instruire en divertissant. Ce processus explique en revanche que la réception actuelle de pareilles représentations puisse faire l’économie de la dimension moralisante qui les anime, sans réduire pour autant la valeur artistique qui reste attachée aux peintures du maître lorrain.
Alain JAUBERT, « Le dessous des cartes. Le Tricheur à l’as de carreau, vers 1635, Georges de la Tour », in Idem, Palettes, Paris, Gallimard, 1998.
Pascal QUIGNARD, Georges de la Tour, Paris, Galilée, 2005.
Jacques THUILLIER, Georges de la Tour, Paris, Flammarion, 1992.
Jacques THUILLIER, Pierre ROSENBERG (dir.), Georges de la Tour, Paris, Réunion des musées nationaux, 1972.
Pierre ROSENBERG, Marina MOJANA (dir.), Georges de la Tour. Catalogue complet des peintures, Paris, Bordas, 1992.
Guerre de Trente Ans : Guerre européenne qui ravagea notamment le Saint-Empire romain germanique (l’Allemagne) de 1618 à 1648. L’origine du conflit est religieuse : à l’expansion de la Réforme en Allemagne, s’opposent les princes et souverains catholiques.
Paul BERNARD-NOURAUD, « Du peintre religieux au peintre de genre : Georges de la Tour », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 21/11/2024. URL : https://histoire-image.org/etudes/peintre-religieux-peintre-genre-georges-tour
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