L'Esclave volontaire
Champagne Mumm
L'Esclave volontaire
Auteur : WILLETTE Adolphe
Lieu de conservation : Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie (Paris)
site web
Dessin de presse paru dans La Fraternité, pour la "Ligue populaire antialcoolique", réédité en affiche pour la "Ligue nationale contre l'alcoolisme"
Domaine : Affiches
© ANPAA
Adolphe-Léon Willette : promotion et dénonciation de l'alcool
Date de publication : Janvier 2006
Auteur : Myriam TSIKOUNAS
En 1872, au lendemain du désastre de la Commune et de la grande peur sociale qui s’ensuit, plusieurs ligues antialcooliques sont créées. Elles se renforcent et se démultiplient dans les dernières années du XIXe siècle. En 1905, les vingt-trois associations existantes décident de fusionner pour plus d’efficacité et fondent, le 5 août, la Ligue nationale contre l’alcoolisme (L.N.C.A.). Pour tenter de contrer les nombreuses réclames vantant les plaisirs associés à l’alcool, Émile Cheysson – premier président de la L.N.C.A. – et ses collaborateurs commandent aux meilleurs dessinateurs de l’époque des affiches qui insistent sur les dangers des boissons ébrieuses. Comme bien d’autres artistes, Adolphe-Léon Willette, collaborateur régulier du Rire, de L’Assiette au Beurre, du Courrier français, entre autres, va être amené à travailler à la fois pour des alcooliers et pour des ligues de tempérance.
Comme en témoigne L’Esclave volontaire, l’ouvrier est la cible essentielle des campagnes de prévention de l’alcoolisme. À regarder son vêtement – négligé, rapiécé et sale –, l’homme, à qui le texte situé au bas de l’image s’adresse en le tutoyant, est un maçon, donc peut-être un migrant ou un étranger. Seul dans un assommoir, il consomme une eau-de-vie qui a été distillée dans l’alambic dessiné au second plan. Enchaîné au bar, glissant irrémédiablement vers le bas, il tangue grotesquement, il a le regard absent, et sa casquette, vissée de travers, est surmontée d’un halo de brume, comme pour prouver que ces alcools industriels provoquent une ivresse rapide et abrutissent. Servis par un garçon à tête de mort, ces breuvages frelatés semblent également les vecteurs privilégiés de la maladie, aliénation et tuberculose.
La réclame en faveur du champagne Mumm est tout simplement construite à l’inverse de l’affiche antialcoolique. Une jeune et jolie buveuse, légèrement vêtue de mousselines blanches et se tenant bien droite, s’apprête à saisir une coupe auréolée d’étoiles. Elle est servie par un ange qu’elle regarde droit dans les yeux et dont les ailes tricolores rappellent à la fois le drapeau français et le cordon rouge, emblème de la marque à la bouteille verte. Tout dans l’image, jusqu’à saint Pierre qui referme la porte du paradis, connote le caractère divin et aérien du breuvage.
Adolphe Willette traduit ici les croyances de l’époque en matière de boisson. Pour lui, comme pour les médecins de la seconde moitié du XIXe siècle et de la Belle Époque, l’alcoolisme se confond avec l’ivresse aiguë, et l’ivrognerie se contracte exclusivement par l’abus d’eaux-de-vie de grain, non par l’absorption de boissons fermentées, naturelles et hygiéniques. De fait, selon la commande qui leur est faite, de promotion ou de dénonciation de l’alcool, les artistes montrent un boire positif (gastronomique, bourgeois, sain, convivial) ou négatif (toxicomaniaque, populaire, morbide, solitaire).
Dès les années 1840, quelques « humanistes » dénoncent ces stéréotypes qui confondent addiction et ivresse. Mais leur discours, qui déplaît car il dénonce l’alcoolisme chronique mondain, n’est pas entendu. Il ne sera repris par les médecins membres des ligues antialcooliques que durant l’entre-deux-guerres. Dans ces deux dessins, Willette exprime aussi le paternalisme ambiant. L’encart publicitaire chargé de promouvoir le champagne Mumm, réservé aux élites, est sans légende. À l’inverse, l’affiche destinée au « travailleur » comporte un long texte moralisateur et reproche au « sublime » (terme qui désigne l’ouvrier parisien, doué, mais vantard, alcoolique et finalement perdu par ses défauts) qu’elle tutoie et considère comme un grand enfant d’être non seulement mauvais mari et mauvais père, mais aussi mauvais citoyen, dépensier et peu instruit. On le voit, tout en cherchant à lutter contre l’ivrognerie, les ligues tentent de fixer l’ouvrier à sa famille et la famille à l’usine. En revanche, contrairement aux associations qui les ont précédées, elles n’assimilent plus les cafés à des lieux où se fomentent les révolutions, mais à des assommoirs empêchant la « classe ouvrière » de s’instruire et de se « développer intellectuellement » en vue de son émancipation.
Suzanna BARROWS, Miroirs déformants, Paris, Aubier, 1991.
Didier NOURRISSON, Le Buveur du XIXe siècle, Paris, Albin Michel, coll. « L’Aventure humaine », 1990.
Myriam TSIKOUNAS, Le discours alcoologique en France (1873-1918), in Cahiers de l’Institut de recherches scientifiques sur les boissons, n° 10, 1991, p.43-57.
Comité français d’éducation pour la santé (C.F.E.S.), 130 ans de prévention de l’alcoolisme en France. 1870-2000, Paris, Éd. du C.F.E.S., 2000.
Myriam TSIKOUNAS, « Adolphe-Léon Willette : promotion et dénonciation de l'alcool », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 21/11/2024. URL : https://histoire-image.org/etudes/adolphe-leon-willette-promotion-denonciation-alcool
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