La Repasseuse
L'Ouvrière poitrinaire
La Repasseuse
Auteur : DEGAS Edgar
Lieu de conservation : Bayerische Staatsgemäldesammlungen: Neue Pinakothek (Munich)
site web
H. : 92,5 cm
L. : 73 cm
Huile sur toile.
Domaine : Peintures
© BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais / image BStGS
14310 - 08-549957
Représentations de travailleuses
Date de publication : Octobre 2014
Auteur : Alexandre SUMPF
Peindre les ouvrières dans la seconde partie du XIXe siècle
À partir des années 1830, marquées par les révoltes des canuts lyonnais de 1831 et 1834, la question du prolétariat urbain et des ouvriers se pose réellement en France. Le travail des femmes ainsi que les conditions matérielles et morales de leur existence font l’objet de débats politiques et sociaux acharnés durant toute la seconde partie du XIXe siècle. Ces préoccupations gagnent progressivement le domaine artistique, notamment en littérature. Sue (Les Mystères de Paris en 1842-1843), Zola et Hugo décrivent ainsi les femmes au travail. Peu à peu, les peintres s’emparent aussi du sujet, comme Degas et Pélez.
La Repasseuse est une toile d’Edgar Degas (1834-1917) réalisée vers 1869. Ce peintre de la modernité qui s’attache presque exclusivement à des thèmes contemporains et urbains inaugure ici son travail sur la figure de la repasseuse, sujet alors à la mode en littérature et en peinture, et qu’il reprendra épisodiquement au cours de son œuvre (Les Repasseuses de 1884).
L’Ouvrière poitrinaire offre une vision très différente de l’ouvrière. Fernand Pélez (1849-1913) présente cette toile au Salon de 1889. Ce « peintre de la misère », qui veut « montrer le malheur des autres », est célèbre depuis 1880 et ses premiers tableaux des enfants des rues de Paris.
Deux figures opposées de la lingère
Dans La Repasseuse, la jeune Emma Dobigny occupe le centre de la composition : dans une petite pièce où le linge sèche au second plan, elle repasse un grand voilage, clair lui aussi. Vêtue légèrement (les lingères travaillent souvent dans des pièces où il fait plus de 30°) d’un chemisier blanc et d’une jupe bleue, elle est à la fois saine, assez robuste (voir ses bras, ses joues et sa poitrine). Mi-lasse mi-sereine, elle fixe le peintre, sans exprimer une quelconque émotion. L’atmosphère de la scène est ainsi relativement paisible, impression que renforce la luminosité des blancs et des touches de couleur choisies par Degas.
Nous ne disposons que d’une photographie en noir et blanc de L’Ouvrière poitrinaire, mais la toile originale joue sur des teintes sombres et grises pour peindre une femme malade et presque mourante. Assise sur un fauteuil près d’une faible lampe, la jeune femme est, là aussi, « au travail » (pièce de linge sur les genoux, ciseaux et matériel de couture sur la table). Mais, décharnée et souffrante (les yeux exorbités, effet de la maigreur, indiquent aussi une maladie respiratoire), elle semble quasiment inanimée. Vêtue presque entièrement d’une longue robe de chambre noire qui contraste avec la pâleur de sa peau et la pièce de tissu blanc, elle tourne la tête sur le côté et jette un regard vide vers le ciel, cherchant son souffle, peut-être déjà happée par la mort.
L’ouvrière en débats
Dans la seconde partie du XIXe siècle, le nombre d’ouvriers et d’ouvrières augmente considérablement en France. En 1886, la France en compte plus de 3 millions, employés dans le secteur industriel, dont un tiers de femmes. Une proportion qui reste inchangée jusqu’au début du XXe siècle, la population ouvrière féminine progressant autant que celle des hommes.
Ces travailleuses sont employées dans l’industrie chimique (40 % des actives) et dans la fabrication textile (45 % des actives), secteurs où la mécanisation (celle des filatures notamment) rend moins nécessaire la force des hommes. Aux ouvrières des grandes manufactures et à celles des établissements et ateliers, il faut ajouter les « ouvrières des petits métiers », qui travaillent souvent à domicile ou dans des « chambres » : les « lingères » (couseuses, tisseuses, repasseuses, blanchisseuses, etc.) sont ainsi très nombreuses. De plus en plus concentrées dans les villes, ces ouvrières connaissent des conditions de vie difficiles, que la « grande dépression » économique des années 1880-1890 rend encore plus précaires. Si le déracinement est dans un premier temps plutôt masculin, les femmes, qui sont souvent payées deux fois moins que les hommes, connaissent aussi les longues journées de travail (entre 14 et 15 heures quotidiennes), les mauvais logements (dortoirs ou « garnis »), la sous-alimentation, le manque d’hygiène et les maladies. La mortalité ouvrière est ainsi très élevée. La saleté et l’insalubrité qui caractérisent souvent leur lieu de travail exposent particulièrement les femmes aux infections pulmonaires (phtisie, tuberculose), véritable fléau du siècle. La figure de l’ouvrière « poitrinaire » est ainsi commune à l’époque.
Quoique de manière très différente, les deux artistes proposent une vision positive de l’ouvrière, opposée au jugement très critique dont elle faisait aussi l’objet. Degas ne veut pas transmettre un message ou s’inscrire dans le débat, mais il insiste sur la vigueur de la repasseuse. Le travail n’abîme pas le corps, au contraire. Les mouvements, la robustesse de la femme, le rose léger de sa chair réchauffée et dénudée qui se détache sur le blanc du linge, seraient même des motifs érotiques. Le travail, s’il semble quelque peu lasser l’ouvrière, ne corrompt pas non plus son âme : manifestement saine et sereine, la repasseuse exprime même une certaine noblesse.
Plus misérabiliste, Pélez choisit d’insister sur la maladie pulmonaire, considérée alors comme une maladie sociale. À cette époque, les préoccupations d’hygiène et de santé deviennent justement des questions politiques. Si le peintre s’est toujours défendu d’un art de la revendication, n’évoquant ni la Commune, ni les mouvements ouvriers des années 1880, sa peinture naturaliste et sociale, tout en grisaille et en tristesse et à l’opposé de la gaieté de la « Belle Époque », est très significative. Ici le corps qui n’est plus vraiment au travail est caché par le noir, comme couvert d’un linceul et gagné par la mort. Et quand il apparaît, il n’exprime que la souffrance et la maladie : dévitalisé (si pâle et si maigre), vidé de toute énergie (le regard). Figure presque christique (regard abandonné vers le ciel) ou doloriste, l’ouvrière qui doit travailler jusqu’au bout de ses forces est donc plus à plaindre et à aider qu’à accuser.
Gérard NOIRIEL, Les Ouvriers dans la société française (XIXe-XXe siècle), Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1986.
Georges DUBY et Michelle PERROT (dir.), Histoire des femmes, tome IV « Le XIXe siècle », Paris, Plon, 1991.
Fernand Pélez, 1848-1913 : la parade des humbles, catalogue de l’exposition au Petit Palais, 24 septembre 2009-17 janvier 2010, Paris-Musées, 2009.
Alexandre SUMPF, « Représentations de travailleuses », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 21/11/2024. URL : https://histoire-image.org/etudes/representations-travailleuses
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