Halte avant Paris
Auteur : VON WERNER Anton Alexander
Lieu de conservation : Nationalgalerie – Staatliche Museen zu Berlin (Berlin)
site web
Date de création : 1894
H. : 120 cm
L. : 158 cm
Huile sur toile
Domaine : Peintures
© BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais / Jörg P. Anders
AI 521 - 18-544177
Anton von Werner entre objectivité et patriotisme
Date de publication : Février 2022
Auteur : Lucie NICCOLI
Le témoignage d’un peintre allemand sur la France pendant la guerre de 1870
La guerre franco-prussienne de 1870-1871 a donné lieu à de très nombreuses représentations par les peintres français – notamment Alphonse de Neuville et Edouard Detaille –, mais des peintres allemands ont aussi documenté le conflit, apportant un point de vue original, le plus prolixe d’entre eux étant sans doute Anton von Werner.
Formé à Berlin et Karlsruhe par Carl Friedrich Lessing et Adolph Schroedter, il fut envoyé en mission documentaire à Versailles en octobre 1870 par le cercle artistique du Schleswig-Holstein pour y réaliser un tableau sur le thème du général Molkte (1)devant Paris (achevé en 1873) et obtint du grand-duc de Bade, Frédéric Ier, la permission d’aller visiter le théâtre des opérations du siège de Paris, qui sévissait depuis le 19 septembre. Cette expérience fut décisive pour le jeune peintre de genre, qui puisa durant vingt-cinq ans son inspiration dans les événements de 1870-1871, notamment la proclamation de l’Empire allemand à Versailles, et devint l’un des peintres d’histoire les plus appréciés du règne de l’empereur Guillaume Ier(2 ).
Le 24 octobre, Werner se rendit à Brunoy (Essonne), devenu le siège du commandement prussien de la zone sud. Dans le petit château réquisitionné par l’état-major où il résida, il eut l’occasion d’observer les soldats en cantonnement et fit plusieurs croquis. Ce n’est que vingt-quatre années plus tard qu’il exécuta d’après l’un deux un tableau, Im Etappenquartier vor Paris, aussitôt acheté par la Nationalgalerie de Berlin.
Une scène de cantonnement décrite avec précision
Le peintre représente avec une précision presque photographique la scène à laquelle il a assisté : dans le coquet salon de style rocaille du petit château, six soldats et sous-officiers prussiens en uniforme et bottes crottées prennent leurs aises, tandis que leur ordonnance allume un feu dans la cheminée avec du petit bois et des pommes de pin récoltés dans le parc. Leurs sabres et coiffes – casque à pointe, chapska de Uhlan ou képi – ont été négligemment déposés sur une console ou accrochés aux riches appliques lumineuses. Une bouteille de vin entamée indique qu’ils ont probablement visité les caves du château.
Deux d’entre eux sont assis avec désinvolture dans d’élégants fauteuils, l’un fumant, comme un troisième, debout, une pipe allemande en bois et porcelaine. Tous trois écoutent leurs deux camarades, au centre de la composition, qui interprètent, l’un par la voix, l’autre au piano à queue, un lied de Schubert d’après le poème de Heinrich Heine (3), « Das Meer erglänzte weit hinaus » (« La mer resplendissait au loin » : une précision de Werner à la Nationalgalerie).
Un domestique au visage rougeaud, au service des soldats ou du château, manipule le globe d’une lampe sur la cheminée. Le sixième militaire se tient dans l’embrasure de la porte où il converse d’un air bonhomme avec une femme en tenue sombre et coiffe blanche – sans doute la gouvernante ou la concierge, attirée par le chant, qui tient par les épaules sa petite fille, visiblement intimidée. A l’exception de son air inquiet, l’ambiance est détendue, chaleureuse et gaie.
Entre objectivité et patriotisme
La virtuosité de l’artiste, qui rend, dans une peinture lisse, les diverses matières des meubles et bibelots Louis XV – jusqu’au reflet des boiseries dans le couvercle du piano –, dote chaque personnage d’une physionomie, d’une attitude et d’une expression propre, est au service d’une certaine objectivité : il ne cache rien de la grossièreté de ces soldats qui souillent de leurs bottes maculées de boue le précieux tapis et les meubles de ce salon raffiné, et le regard effrayé de la petite fille exprime à lui seul les réticences des habitants face à l’occupant.
A l’époque où il peignit cette toile, cependant, Werner, patriote convaincu et peintre officiel du Reich, souhaitait plutôt illustrer la relative bonne entente entre les militaires allemands et les civils français et rétablir la réputation des soldats allemands, qui furent parfois accusés de barbarie. Le rapprochement entre la concierge et le sympathique Uhlan (4) souriant, la démonstration de culture allemande à travers la déclamation d’un lied de Schubert en attestent, ainsi qu’une lettre de 1894 à la Nationalgalerie, précisant que le mobilier était encore « complètement intact en octobre, peu après le début du siège de Paris », comme pour souligner, en dépit de leur inévitable désinvolture, la correction des militaires allemands.
Avec la montée du nationalisme, à l’approche de la première guerre mondiale, le souvenir des relations amicales entre les soldats en cantonnement et leurs logeurs français, en Allemagne comme en France, disparut peu à peu. Le tableau de Werner fut reproduit pendant la guerre en format carte postale avec pour légende In Feindesland (Chez l’ennemi) – une formule en totale contradiction avec l’intention initiale du peintre.
Anton von WERNER, Erlebnisse und Eindrücke, 1870-1890, E. S. Mittler
und Sohn, Berlin, 1913.
Gunter BUSCH, Thérèse BUROLLET Thérèse, Werner HOFMANN (sous la dir. de), Symboles et réalités. La peinture allemande 1848-1905, catalogue
de l’exposition qui s’est tenue au Petit Palais, Presses artistiques, Paris, 1984.
Dominik BARTMANN, Anton von Werner. Zur Kunst und Kunstpolitik im Deutschen Kaiserreich, Keutscher Verlag für Kunstwissenschaft, Berlin, 1985.
Oliver STEIN, Chez “l’ennemi” comme chez soi : cantonnements allemands chez l’habitant pendant la guerre de 1870-1871, in Revue d’histoire
du XIXe siècle, 2020/1, n° 60, pages 123 à 143.
1 - Helmuth von Moltke (1800-1891) : officier prussien, il prend la tête de l'état-major de l'armée prussienne qu'il dirigera jusqu'en 1888. Il marque profondément la stratégie militaire de la Prusse et assure sa victoire lors de la guerre de 1870. Il sera nommé maréchal et comte en 1871.
2 - Guillaume Ier (1787-1888) : roi de Prusse en 1861, il s'attache avec Bismark a réalisé l'unité allemande autour du royaume de Prusse. Après la victoire de 1870 contre la France, il est proclamé empereur d'Allemagne dans la galerie des Glaces, à Versailles (18 janvier. 1871).
3 -Lied : un lied (des lieder) est une pièce musicale allemande chantée et créée à partir d'un poème.
3 - Franz Schubert (1797-1828) : compositeur viennois, il est l'auteur de nombreux lieder.
3 - Heinrich Heine (1797-1856) : poète romantique allemand.
4 - Uhlan : cavalier armée d'une lance dans les armées germaniques (c'est l'équivalent du lancier des armées françaises.
Lucie NICCOLI, « Anton von Werner entre objectivité et patriotisme », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 13/12/2024. URL : https://histoire-image.org/etudes/anton-von-werner-entre-objectivite-patriotisme
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