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Pierrot

Pierrot

Lieu de conservation : musée du Louvre (Paris)
site web

Date de création : 1718-1719

H. : 185 cm

L. : 150 cm

Ancien titre : Gilles.

Huile sur toile.

Domaine : Peintures

© RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Franck Raux

Lien vers l'image

MI 1121 - 15-527429

  • Pierrot

L’image d’un royaume fatigué : le Pierrot de Watteau

Date de publication : Novembre 2022

Auteur : Paul BERNARD-NOURAUD

Un royaume fatigué

Lorsqu’au lendemain de la mort de Louis XIV, son neveu Philippe d’Orléans est proclamé régent le 2 septembre 1715, il prend la tête d’un royaume fatigué, pour ne pas dire exsangue. La situation financière dont il hérite est catastrophique, le niveau d’endettement inédit, et la banqueroute imminente.

Les causes de cet affaissement général remontent en réalité aux conflits armés qui ont épuisé les ressources économiques du royaume au cours des dernières années du règne de Louis XIV. Dans le sud de la France, près de dix années durant (de 1702 à 1711), les troupes royales se sont heurtées à la résistance plus ou moins organisée selon les périodes des camisards protestants dans les Cévennes depuis la révocation de l’Édit de Nantes, en 1685. À l’extérieur des frontières, et à une échelle tout autre, la Guerre de Succession d’Espagne a mobilisé, cette fois pendant plus d’une décennie (de 1701 jusqu’à 1713), les armées du roi qui ont combattu en Italie, en Savoie, en Bavière, en Catalogne, dans les Pays-Bas espagnols, et sur les mers, dont la France perdit alors le contrôle au profit de l’Angleterre.

La plus sanglante des batailles de la Guerre de Succession d’Espagne eut d’ailleurs lieu le 11 septembre 1709 à Malplaquet, non loin de Valenciennes, où Antoine Watteau avait vu le jour vingt-cinq ans plus tôt. Antoine de Laroque, ancien gendarme de la Garde du Roi qui perdit une jambe à Malplaquet, passa d’ailleurs commande à Watteau de plusieurs scènes de guerre. Des tableautins qui sont demeurés moins célèbres que les « fêtes galantes » grâce auxquelles le peintre obtint son siège à l’Académie royale de peinture en 1717, dans ce genre des « fêtes galantes » expressément créé pour lui lorsqu’il présenta à ses pairs son morceau de réception : Le Pèlerinage à l’île de Cythère (1717, musée du Louvre).

Le tableau aujourd’hui intitulé Pierrot, et qui fut longtemps connu sous le titre de Gilles, appartient quant à lui à un autre registre de l’œuvre de Watteau où il s’est également illustré, celui de la commedia dell’arte. Nombreuses sont en effet les peintures de lui représentant les divers personnages de ces comédies populaires d’origine italienne qu’Henri III fit venir en France en 1576, et que Louis XIV expulsa en 1697 parce qu’ils avaient moqué Madame de Maintenon dans La Fausse prude, avant que le régent ne rappelle, dès 1716, ceux qui étaient devenus entre-temps les comédiens italiens du roi.

Le nom même du personnage que représente Watteau résulte de ce destin quelquefois contrarié des échanges entre les cultures française et italienne qui l’ont engendré. Pierrot viendrait d’abord du personnage homonyme de paysan qui provoque hilarité et compassion chez Molière, dans Dom Juan ou le Festin de pierre (1665), auquel Giuseppe Geratoni donna sa propre Suite du Festin de Pierre en 1673, où apparaît cette fois Pedrolino, le premier personnage sans masque de la commedia dell’arte, dont la maladresse l’apparente en France à celui de Gilles le Niais, déjà familier des foires au Moyen Âge.

Un comédien désœuvré

Successivement intitulé Gilles et Pierrot, le tableau diffère cependant du reste du répertoire théâtral de Watteau par le fait que la figure principale, légèrement décentrée dans la composition, y paraît absente et désœuvrée. Une monumentalité qui distingue Pierrot du reste de son œuvre, et qui a pu l’apparenter à une peinture d’enseigne, bien qu’on ne sache pas dans quelles circonstances elle lui aurait été commandé, ni si elle l’a été. Une hypothèse renforcée par le fait que lorsque Dominique Vivant-Denon, le premier directeur du musée du Louvre, mentionne pour la première fois le tableau en 1819, il précise qu’il l’a découvert chez un brocanteur qui l’utilisait précisément comme enseigne assortie d’un écriteau sur lequel on pouvait lire : « Achetez-moi, je suis là tout seul. »

Pierrot, pourtant, n’apparaît pas seul dans le tableau éponyme. Derrière sa silhouette blanche, les autres figures qu’a peintes Watteau appartiennent au répertoire de la commedia dell’arte : à droite, en habit rouge, le Capitan (Capitaine) dénommé Matamore, caricature de l’Espagnol honni aussi bien en Italie qu’en France, derrière lui Isabella (Isabelle) qu’aime Lélio (Léandre) qui se presse contre elle ; en face d’eux, le Docteur sur son âne.

Malgré cette petite troupe, ou bien à cause d’elle, la figure de Pierrot telle que la représente Watteau se détachant sur le ciel bleu, avec son habit blanc trop grand pour lui, sa fraise plate passée de mode, son chapeau de paille rejetée en arrière du turban qui lui ceint les cheveux, et ses souliers noués de rubans roses, cette figure-là paraît étrangement esseulée. Sa frontalité et ses bras ballants imposent sa présence maladroite qui paraît échapper au spectateur, comme s’il assistait moins à une représentation qu’à une présentation, dans laquelle le drame, entendu au sens de l’action, aurait laissé place à la mélancolie.

Une peinture sans histoire ?

Dès 1748, l’un des premiers historiens de l’art français, le comte Anne-Claude de Caylus, déplorait que les peintures de Watteau soient « dépourvues d’une des plus piquantes parties de la peinture. Je veux dire l’action. » Bien qu’il ne mentionne pas le Pierrot, l’eût-il connu, son jugement en aurait certainement été conforté. Ce défaut d’action y est en effet patent, et il incite à déduire du fait que, ne racontant pas d’histoire, la peinture est elle aussi indemne de la grande histoire qui l’a vu naître.

Cette déduction a longtemps fait consensus parmi les spécialistes du peintre. Elle a toutefois connu, ces dernières années, plusieurs inflexions en sens inverse. En 1995, par exemple, l’historienne Arlette Farge a développé la thèse selon laquelle, si les peintures de guerre de Watteau ne proposent pas de celle-ci une dénonciation aussi virulente que celle que comportent les gravures de Francisco Goya (ou que celles de Jacques Callot, autre artiste valenciennois), elles n’en manifestent pas moins, quoiqu’à plus bas bruit, les « fatigues » que les conflits successifs et interminables ont fini par susciter chez les contemporains du peintre. La mélancolie qui se dégage de la figure de Pierrot, sa quasi-paralysie physique, pourraient être interprétés sous ce rapport : à l’image d’une société épuisée, lasse même de ses représentations, qu’elles soient de nature royale, théâtrale ou picturale.

Une autre interprétation, d’ordre socio-historique elle aussi, a été formulée par l’historien des idées Jean Starobinski, qui voit dans le Pierrot de Watteau l’une des figures précurseuses d’un mouvement plus vaste qui s’affirme au siècle suivant, et qu’il qualifie de « relève des dieux par les pitres ». Les représentations modernes, soutient Starobinski, ont substitué à la figure du Christ aux outrages, dont le tableau de Watteau reprend effectivement certains des codes chromatiques (la blancheur de l’innocence) et compositionnels (la représentation de face), celle du clown moqué et frappé, y compris par son compère le clown triste, souvent muet, qu’est devenu au cirque le personnage de Pierrot. Dans l’un et l’autre cas, la figure qu’a créée Watteau avec ce tableau fait donc moins songer à celle d’un acteur de l’histoire qu’à l’une de ses victimes potentielles.

Arlette FARGE, Les Fatigues de la guerre. XVIIIe siècle. Watteau, Paris, L’Arbre à lettres, 1995.

Margaret Morgan GRASSELLI, Pierre ROSENBERG (dir.), Watteau 1684-1721, Paris, Réunion des musées nationaux, 1984.

Jean STAROBINSKI, Portrait de l’artiste en saltimbanque [1970], Paris, Gallimard, coll. « Art et artistes », 2013.

Tzvetan TODOROV, La Peinture des Lumières. De Watteau à Goya, Paris, Seuil, 2014.

Aaron WILE (dir.), Watteau’s Soldiers: Scenes of Military Life in Eighteenth-Century France, New York, The Frick Collection, Londres, D Giles Limited, 2016.

Paul BERNARD-NOURAUD, « L’image d’un royaume fatigué : le Pierrot de Watteau », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 27/04/2024. URL : histoire-image.org/etudes/image-royaume-fatigue-pierrot-watteau

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