Jeu de parcours
Machine à sous
Poupée artisanale représentant un poilu en tenue bleu horizon vers 1915
Jeu de parcours
Auteur : ANONYME
Lieu de conservation : musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem, Marseille)
site web
Date de création : 1914-1918
Date représentée : 1914-1918
H. : 50,4 cm
L. : 65,6 cm
papier, lithographie coloriée ; jeu édité par Léon Saussine
Domaine : Estampes-Gravures
© RMN - Grand Palais (Mucem) / Thierry Ollivier
04-509839 / 1992.20.23
Jouer à la guerre
Date de publication : Juin 2021
Auteur : Alexandre SUMPF
Les enfants, enjeu de propagande
La Première Guerre mondiale a laissé de nombreux artefacts produits dans les tranchées, comme la poupée artisanale, ou sur le front domestique, comme le jeu de parcours et la machine à sous.
Le sujet militaire, et plus encore le thème de la victoire sur l’ennemi, a envahi l’artisanat et l’industrie, saturant l’espace public et transformant le moindre loisir en acte patriotique.
Les jeux de parcours, dont le jeu de l’oie est sans conteste la variante la plus célèbre aujourd’hui, sont connus depuis le XVIIIe siècle, et leurs éditeurs ont bénéficié de l’imprimerie en couleur pour multiplier l’offre dans une tonalité de découverte et de morale. Privés pour une longue période de leur père, mais encadrés par la propagande patriotique à l’école et dans la rue, les enfants jouent à la guerre de façon spontanée. Un éditeur de jeu choisit de discipliner et de rendre utile sur le plan pédagogique cet intérêt naturel pour l’épopée militaire en imprimant un plateau de jeu pour toute la famille ou toute la classe.
La « machine à sous » conservée au musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem), à Marseille, n’est pas un bandit manchot échappé de Las Vegas. Il s’agit de la version publique, donc payante, d’un jeu d’adresse typique des fêtes foraines. Son constructeur anonyme a réalisé pour renouveler l’intérêt de son public une pièce unique qu’il exploitait peut-être lui-même.
La poupée de poilu en laine, très bien conservée, résulte d’un travail collectif de toute une compagnie en remerciement des bontés de la femme de l’officier à la tête de la 2e section. Produit exceptionnel de l’artisanat des tranchées, il offre un témoignage des conditions de vie des poilus (l’officière leur avait tricoté des effets en laine), de leurs rapports avec les officiers de terrain et du lien très particulier entretenu avec le front domestique, notamment les femmes.
La guerre est un jeu comme un autre
Le jeu de parcours imprimé pendant la guerre sur carton en quadrichromie compile neuf scènes typiques de la vie des soldats français. En bas, dans la moitié gauche, on distingue un quai de gare, qui symbolise la mobilisation, et un champ où se déroule l’entraînement des citoyens appelés sous l’uniforme. Le parcours se poursuit dans la partie supérieure avec une bataille navale, des tranchées en montagne, un combat aérien et l’embarquement de troupes coloniales. L’étape suivante emprunte la voie ferrée, à bord d’un train blindé lourdement armé. L’épopée s’achève dans le tiers supérieur droit par une large scène de bataille engageant la cavalerie, l’infanterie et l’artillerie, dans un déluge d’explosions et de destructions.
Le jeu d’adresse, improprement nommé « machine à sous » par le Mucem, se présente comme une solide caisse en bois massif destinée à être posée sur une table ou un trépied. Le menuisier qui l’a fabriqué a ajouté une pièce décorative sculptée au sommet, et a de même ouvragé le cadre accueillant la partie vitrée. En haut à gauche, une fente permet d’introduire de quoi payer la partie ; en bas à gauche, une tirette permet d’actionner le mécanisme. Celui-ci est dissimulé derrière un écriteau réalisé à la main, décoré de drapeaux tricolores, qui explique la règle du jeu : « Mettez une pièce de 10 centimes en bronze, agitez le brave poilu à l’aide du levier et visez l’Allemand au cœur. S’il est tué, la patrie reconnaissante vous rendra votre argent. » Le jeu en lui-même consiste en deux figurines de fer blanc peintes en bleu horizon et en vert, se dressant sur un fond de no man’s land (1) brunâtre.
D’une hauteur de 34 cm, la poupée de poilu dissimule une armature en fil de fer sous son habillage de laine teintée. Elle porte également des brodequins en cuir véritable. Le fer a aussi servi à façonner la partie mécanique du fusil qu’elle porte à l’épaule (le reste étant en bois) et la gourde réglementaire. Le poilu, fabriqué avec les moyens du bord, a fière allure, avec son « clope au bec », sous son képi version décembre 1914, dans sa capote simplifiée créée par le couturier Paul Poiret. Malgré ce souci du détail, les soldats ont oublié que les musettes étaient devenues fauve à la fin 1914 – ou peut-être n’ont-ils pas trouvé de cuir de cette teinte. À la fois réaliste et rassurante par sa bonhomie, cette poupée représente moins un jouet qu’un talisman.
Allons z’enfants de la patrie !
Aussi étrange que cela puisse paraître à plus d’un siècle de distance, le temps a semblé très long en 1914-1918. Au front, en dehors des phases d’assaut, l’ennui étreignait les soldats. Certains tentaient de se protéger de la dépression en renouant avec les gestes de leur métier d’avant : les artisans et les bricoleurs ont fait des merveilles avec les nombreux rebuts de la guerre industrielle et tout ce que les destructions rendaient accessible.
L’artisanat des tranchées a créé une société d’échanges au front et noué un lien singulier entre les combattants et leurs proches. Sorte de marraine de guerre collective, l’épouse de l’officier commandant l’unité était une figure maternelle (elle avait tricoté ou fait tricoter des vêtements en laine) qui faisait de ces hommes des enfants. L’offrande d’une effigie ne ressemblant à aucun d’eux en particulier, et à tous en général, avait tout d’un rituel magique ; la poupée, objet symbole du monde de l’enfance, atténuait le caractère dramatique du conflit.
Dans le monde civil, l’absence de millions d’hommes jeunes a profondément bouleversé les rapports sociaux. Malgré les deuils incessants et l’anxiété généralisée, ou peut-être à cause d’eux, le désir de distraction a vite repris ses droits. Les salles de cinéma étaient bondées en permanence, tout comme les cafés et autres lieux de détente. Souvent parées d’un costume patriotique, comme le narre Louis-Ferdinand Céline dans Voyage au bout de la nuit, les fêtes foraines et manifestations plus ou moins mondaines mêlaient discours de circonstance et envie de vivre malgré tout. Si la guerre s’est imposée comme thème aux jeux d’adresse et de plateau qui animaient les loisirs de la famille, jouer revenait aussi à ne pas prendre le conflit trop au sérieux et à le dédramatiser.
ALARY Éric, La Grande Guerre des civils (1914-1919), Paris, Perrin, coll. « Tempus » (no 740), 2018 (éd. revue et augmentée).
AUDOIN-ROUZEAU Stéphane, La guerre des enfants (1914-1918), Paris, Armand Colin, 2004 (2e éd.).
PIGNOT Manon, Allons enfants de la patrie : génération Grande Guerre, Paris, Le Seuil, coll. « L’univers historique », 2012.
1 - No man’s land : zone neutre entre les premières lignes de deux pays en guerre ou zone neutre entre deux frontières.
Artefact : Objet fabriqué ayant subi une transformation, même minime, par l’homme, et qui se distingue ainsi d’un autre provoqué par un phénomène naturel. L’artefact regroupe les ustensiles, les bâtiments et les œuvres d’art. À l’origine, le terme désigne un phénomène créé de toutes pièces par les conditions expérimentales.
Alexandre SUMPF, « Jouer à la guerre », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 21/11/2024. URL : https://histoire-image.org/etudes/jouer-guerre
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