Le Déjeuner sur l'herbe
Auteur : MANET Edouard
Lieu de conservation : musée d’Orsay (Paris)
site web
Date de création : 1863
H. : 207 cm
L. : 265 cm
Huile sur toile.
Autres titres : Le Bain, La Partie carrée
Domaine : Peintures
© RMN-Grand Palais (musée d'Orsay) / Benoît Touchard / Mathieu Rabeau
RF 1668 - 14-526263
Le Déjeuner sur l’herbe
Date de publication : mai 2022
Auteur : Paul BERNARD-NOURAUD
L’instauration du Salon des refusés
Né du coup d’État du 2 décembre 1851, le Second Empire connaît, au début des années 1860, un infléchissement libéral en faveur des pouvoirs parlementaires, d’un droit de réunion contrôlé et d’une liberté de la presse encore timide. C’est dans ce contexte qu’au printemps 1863, alors que se profilent les élections législatives du 31 mai, Napoléon III décide d’apaiser la colère des artistes dont les envois d’œuvres au Salon annuel des beaux-arts ont été majoritairement refusées par le jury. En signe d’apaisement, l’empereur fait organiser pour le 15 mai, deux semaines après l’ouverture du Salon officiel au Louvre, un Salon des refusés qui se tient quant à lui Palais de l’Industrie.
Cette « contre-exposition » permet aux artistes qui y participent volontairement de s’y faire connaître, au risque, toutefois, de s’exposer aux quolibets d’une grande partie du public et de la presse. Un tableau du jeune peintre Édouard Manet, qui commence tout juste à exposer et garde prudemment en réserve Olympia jusqu’en 1865, focalise l’attention et suscite aussitôt le scandale. Il s’agit d’une toile de grand format à laquelle il a donné un titre pourtant anodin : Le Déjeuner sur l’herbe.
Un simple déjeuner sur l’herbe
La scène frappe en effet par la franchise de sa facture, ses touches enlevées, ses contrastes nets, et par l’apparente évidence de son sujet. Dans un sous-bois, près des reliefs épars d’un repas, deux jeunes hommes vêtus en citadins devisent assis dans l’herbe. Derrière eux, une jeune femme se baigne en bras de chemise dans un étang jusqu’à mi-jambe. Devant eux, tournée vers le spectateur qu’elle regarde, une seconde femme pose de profil sur un drap bleu. Entièrement nue, elle esquisse un sourire. L’ensemble dénote cependant par son hétéroclisme. La composition des figures rappelle celles des tableaux renaissants à thèmes mythologiques. La présence de nus dans une atmosphère pastorale (1) évoque les scènes à clefs de la peinture vénitienne du XVIe siècle (2). La profondeur des bruns et des noirs fait songer à la peinture du Siècle d’or espagnol (3). La représentation d’une nature traitée à la manière d’un rideau de théâtre suggère une filiation avec la peinture galante du XVIIIe siècle français (4). Un œil innocent pourrait y voir une peinture de genre, dans le goût des scènes champêtres d’un Jean-François de Troy, par exemple. Un autre, plus avisé, songerait aux deux compères et aux deux muses du Concert champêtre de Titien (vers 1508-1509), attribué à l’époque à Giorgione (1477-1510).
La peinture mise à nu
Mais face à la désarmante simplicité du Déjeuner sur l’herbe, nul ne saurait résoudre l’analyse en un sens ou en un autre, ni l’assigner tout uniment au genre du paysage, du portrait ou de la nature morte. L’œuvre s’avère en effet singulièrement composite. Quelque chose dans la répartition des figures et dans leurs attitudes remonte loin dans l’histoire de l’art, et cependant appartient résolument à son temps. D’autant que les quatre modèles sont aisément reconnaissables comme étant, à des degrés divers, des familiers du peintre : Ferdinand Leenhoff (5), qui devient son beau-frère l’année même du tableau, Eugène Manet (6), son frère, allongé, Alexandrine Meley (7) au fond, la future madame Zola, et Victorine Meurent (8) devant eux.
L’impression de désorientation que produit Le Déjeuner sur l’herbe sur le spectateur tient par conséquent au fait que si la toile de Manet dévoile les sources dont il s’inspire, celles-ci n’en facilitent pas pour autant l’interprétation, du moins pas avec l’exigence de sérieux caractérisant a priori l’élucidation iconographique. Manet lui-même désignait la toile comme La Partie carrée, référence grivoise et artistique tout à la fois, puisqu’un tableau d’Antoine Watteau de 1713, plus pudique mais non moins licencieux, porte le même titre.
Cependant, l’œuvre formellement la plus proche du tableau de Manet est constituée du fragment d’une gravure exécutée au début du XVIe siècle par Marcantonio Raimondi d’après Raphaël, et bien connue des étudiants des beaux-arts. Dans la partie droite de la composition, une nymphe accompagnée de deux dieux-fleuves se tourne vers le spectateur comme le fait Meurent chez Manet. Que celui-ci ait repris ce détail du Jugement de Pâris pour soumettre sa propre peinture au jugement de Paris à l’occasion du Salon est une piste qui ne saurait être complètement écartée. Le goût de l’artiste pour « la blague “corruptriceˮ » est un fait connu, rappelle Françoise Cachin, qui regrettait pour sa part, cent-vingt ans après sa première exposition, que Le Déjeuner sur l’herbe n’atteigne « pas la sérénité d’un grand chef-d’œuvre. »
La faute, selon Cachin, aux « intentions contradictoires » qui s’y accumulent, et qui sont le propre du pastiche (9). Mais si l’on prend au sérieux la volonté prêtée à Manet de faire dériver la peinture moderne de l’ancienne, il convient d’admettre que Le Déjeuner sur l’herbe constitue l’une de ses premières tentatives de mettre à nu la peinture, et l’œil du spectateur avec elle. Le peintre établit là un fait pictural, qui semble épuiser les ressources de l’interprétation informée par l’histoire de l’art.
Manet traite en effet le thème comme un prétexte, comme une mise à l’épreuve du regard qui saura identifier ou non les références qu’il y glisse. Que cette tentative passe par le motif du nu féminin, le plus investi par l’histoire et la morale, et que ce nu là fasse mine de se dédire de son histoire autant que de la morale afin d’affirmer sa présence, prend ainsi valeur de manifeste. Sans doute les censeurs de l’Académie impériale ne s’y sont pas trompés, qui ont vu dans ce retrait de l’art sur lui-même un avertissement adressé aux valeurs de l’époque, et au sérieux risible avec lequel elle entendait les défendre.
Le déjeuner sur l'herbe ou la théorie du pique-nique -ARTJACKING ! - ARTE
Pierre BOURDIEU, Manet, une révolution symbolique : cours au Collège de France (1998-2000), édition établie par CASANOVA Pascale, CHAMPAGNE Patrick, CHARLE Christophe, RIVIÈRE Marie-Christine et POUPEAU Franck, Paris, Le Seuil / Raisons d’agir, 2013.
Françoise CACHIN (dir.), Manet (1832-1883), cat. exp. (Paris, 1983 ; New York, 1983), Paris, Réunion des musées nationaux, 1983.
Michael FRIED, Le Modernisme de Manet. Esthétique et origines de la peinture moderne, iii [1996], Paris, Gallimard, 2000.
Pierre GEORGEL, Anne-Marie LECOQ, La Peinture dans la peinture, Paris, Adam Biro, 1987.
Aby WARBURG, "Le Déjeuner sur l’herbe" de Manet. La fonction préfiguratrice des divinités élémentaires païennes pour l’évolution du sentiment moderne de la nature in Miroirs de faille, à Rome avec Giordano Bruno et Edouard Manet, 1928-29, Paris, Les Presses du Réel, 2011.
1 - Pastorale : la pastorale est un genre pictural des XVIIe et XVIIIe siècles puisant sa source dans la poésie de Virgile pour évoquer un monde champêtre idéalisé, peuplé de ruines antiques, de fermes, de bergers et de bergères.
2 - École vénitienne : depuis le début de la Renaissance italienne, la peinture vénitienne est florissante avec des maîtres comme Carpaccio et les Bellini. Cependant un tournant s'opère à la Haute Renaissance, au début du XVIe siècle notamment avec Giorgione : la couleur, le clair-oscur et un savant travail de la lumière devient la marque de Venise. Un goût pour les secrets cachés dans une peinture se fait jour également (La Tempête de Giorgione, le Concert Champêtre, La Vénus d'Urbin de Titien
3 - Siècle d’or espagnol : le siècle d’or espagnol correspond à la période de rayonnement culturel de l'Espagne en Europe du XVIe au XVIIe siècle (1492-1681) ainsi qu'à son déclin politique. Le Greco, Zurbaran, Murillo et Vélasquez sont les maîtres de cette époque.
4 - Fête galante : la fête galante ou la scène galante est un genre pictural du XVIIIe siècle très à la mode : elle met en scène des personnages plein de charme et de sensualité. Des peintres comme François Boucher ou Jean-Antoine Watteau en sont les maîtres français.
5 - Ferdinand Leenhoff (1841-1914) : Ferdinand Leenhoff est un peintre et sculpteur nééelandais dont la soeur Suzanne épouse Édouard Manet.
6 - Eugène Manet (1833-1892) : peintre moins connu que son frère Édouard, Eugène Manet épouse Berthe Morisot dont il a une fille Julie Manet.
7 - Alexandrine Meley (1839-1925) : jeune femme à la jeunesse mystérieuse, Alexandrine Meley épouse Émile Zola en 1870.
8 - Victorine Meurent (1844-1927) : peintre, Victorine Muernet pose aussi comme modèle. Elle un des modèles favoris d'Édouard Manet. Elle est, entre autre, l'Olympia, la Femme au perroquet et la jeune femme nue au premier plan du Déjeuner sur l'herbe.
9 - Pastiche : un pastiche est une oeuvre qui cherche à imiter une autre oeuvre soit pour s'en moquer soit pour tromper le public.
Salon : Au XVIIIe siècle les expositions des membres de l’Académie royale de peinture et de sculpture se tenaient dans le Salon carré du Louvre. Le terme « Salon » désigne par la suite toutes les expositions régulières organisées par l’Académie.
Académie des beaux-arts : Créée en 1816 par la réunion de l’Académie royale de peinture et de sculpture, fondée en 1648, de l’Académie royale de musique, fondée en 1669, et de l’Académie royale d’architecture, fondée en 1671. Institution qui rassemble les artistes distingués par une assemblée de pairs et travaillant le plus souvent pour la couronne. Elle définit les règles de l’art et du bon goût, forme les artistes, organise des expositions.
Iconographie : Ensemble des images correspondant à un même sujet. On parle de programme iconographique lorsqu’un décor en plusieurs parties regroupe de manière cohérente différents sujets autour d’un même thème.
Renaissance : Mouvement artistique né au XVe siècle en Italie et qui se diffuse dans le reste de l’Europe au XVIe siècle. Il repose sur la redécouverte, l’étude et la réinterprétation des textes, monuments et objets antiques. À la différence de la pensée médiévale qui donne à Dieu une place centrale, c’est l’homme qui est au cœur de la pensée de la Renaissance.
Paul BERNARD-NOURAUD, « Le Déjeuner sur l’herbe », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 04/11/2024. URL : https://histoire-image.org/etudes/dejeuner-herbe
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