Emil Gallo défie les chars soviétiques à Bratislava
Auteur : BIELIK Ladislav
Lieu de conservation : Agence AKG Images
site web
Date de création : 21 août 1968
Date représentée : 21 août 1968
Domaine : Photographies
© ADAGP © AKG-images / Ladislav Bielik
AKG1041581
Le Printemps de Bratislava
Date de publication : Avril 2024
Auteur : Alexandre SUMPF
Le Pacte de Varsovie contre la Tchécoslovaquie
Le 21 août 1968 à Bratislava, quand l’Armée rouge envahit la capitale slovaque, Ladislav Bielik a épousé quelques jours plus tôt Alica Mana, elle aussi journaliste du quotidien local Smena. Photographe professionnel sorti aussitôt sur le terrain, Bielik capture 187 scènes du quotidien de l’occupation soviétique de sa ville. Quatre d’entre elles se voient publiées dès le 22 août dans une édition spéciale de quatre pages de Smena. Parmi elles se trouve l’icône du « Printemps de Prague », le plombier Emil Gallo défiant poitrine nue les chars soviétiques.
L’intervention a été décidée par le dirigeant soviétique Leonid Brejnev (1), qui ne tolère pas la politique libérale menée par le nouveau premier ministre Alexandre Dubcek (2) depuis le début janvier. Il a entraîné des pans entiers de la population à dénoncer le régime autoritaire alors que la déstalinisation a été moins poussée qu’en Hongrie ou en Pologne. Les troupes de cinq États du Pacte de Varsovie, l’alliance militaire créée en 1955 autour de Moscou, entrent en Tchécoslovaquie pour étouffer ce vent de liberté, sans aucune réaction de la part du président américain Lyndon Johnson (3). Dubcek enjoint la population à n’opposer aucune résistance, ce qui n’empêche pas la mort de quelques dizaines de personnes lors des manifestations pacifiques monstres des premiers jours.
Le Printemps de Bratislava
La scène captée par Bielik se déroule sur la place Safarikovo de Bratislava, sur le chemin du pont sur le Danube, en face des bâtiments de la faculté des lettres (à droite) et de la faculté de droit (à gauche) de l’Université Comenius. Beaucoup de monde se presse en ce lieu central et tente de comprendre ce qui se passe. La tension est palpable, mais on n’assiste pas encore aux scènes de guerre des jours suivants dans la capitale tchèque.
On distingue mal les adversaires des locaux, placés hors-champ par la mise au point. Presque indiscernable à gauche entre deux véhicules, un homme lève le poing fermé, signe de fraternité communiste autant que symbole de l’esprit de résistance. Le centre de la focale se situe précisément dans le mince espace entre l’extrémité du canon du char d’assaut et le visage du citoyen hurlant sa colère. Il impressionne par sa maigreur, son élan vertical qui culmine dans son cri, sa bouche immense et ses yeux tristes, son geste qui le relie aux Espagnols du Dos de Mayo peints par Goya ou à l’ouvrier du film soviétique Arsenal (Dovjenko, 1929).
Faux et usage de faux
L’édition spéciale de Smena aurait été rapportée à Munich par un étudiant allemand, qui l’aurait confié à l’agence de presse DPA. Repris par les journaux de R.F.A. puis faisant le tour du monde (occidental), le cliché était rarement crédité, ou alors il mentionnait le nom de l’étudiant. Bielik n’a jamais protesté, ne voulant pas que les autorités – qui savent qu’il en est l’auteur - le répriment. Peine perdue, il finit lui aussi victime de la « normalisation » qui licencie près de 500 000 personnes : Bielik perd son emploi en 1975 et décède en 1984.
De même, Gallo, veuf âgé de 44 ans, ne veut plus entendre parler de cette histoire et finit par se suicider en 1971.
Il faut attendre 1989 pour que les enfants Bielik ayant retrouvé les négatifs voient reconnus par la justice les droits d’auteur de leur père… encore trop rarement rémunérés par les éditeurs et la presse. Cette icône du « Printemps de Prague » n’a rien à voir avec cette cité, mais de nombreuses publications situent à tort la scène à Prague. Il s’agit souvent d’ignorance et plus souvent encore d’incapacité à reconnaître un paysage célèbre de Bratislava. Le fait que dès le 22 août 1968 le cliché ait été recadré plus serré peut jouer un rôle ici. En effet, ce n’est que quand les enfants Bielik ont communiqué le négatif que l’on a pu restituer la scène dans son intégralité.
L’intention des journalistes slovaques est aisée à saisir : en réduisant le cadre à la confrontation inégale entre un homme presque nu, tout en émotion, et un blindé par essence mécanique et froid, l’instant devient dramatique, l’atmosphère irrespirable. Un cadre encore plus serré a d’ailleurs été utilisé en Occident à de nombreuses reprises pour accentuer cet effet. Or, le cliché original permet de voir que Gallo et au moins quatre autres personnes fixent non le char, mais un point situé au-delà – certainement des soldats du Pacte de Varsovie. La photographie a aussi été plus ou moins intentionnellement tordue dans un sens anticommuniste extrême, quand certains journaux ont jugé que l’inconnu portait un uniforme rayé. Devenu par cette approximation un détenu de camp de concentration, il incarnait donc absolument le cri de liberté du peuple contre l’oppression totalitaire.
François Fejtő, Le Printemps tchécoslovaque. 1968, Bruxelles, Complexe, 1999.
Daniel Girardin, Christian Pirker, Yaniv Benhamou (dir.), Controverses. Une histoire juridique et éthique de la photographie. Arles, Actes Sud, 2008.
Zdenek Mlynar, Guy Fritsch-Estrangin et Jean-Marie Gaillard-Paquet, Le Froid vient de Moscou : Prague 1968, du socialisme réel au socialisme à visage humain, Paris, Gallimard, Collection Témoins, 1981.
1 - Leonid Brejnev (1906-1982) : homme d'état soviétique, il succède à Nikita Khrouchtchev en 1964 à la tête du parti communiste soviétique et dirige l'U.R.S.S.. Il annule les réformes mises en place par Khrouchtchev et revient à l'orthodoxie du parti. Il envoie les chars du Pacte de Varsovie en 1968 à Prague mais poursuit la politique de détente avec l'Ouest. Brejnev décide en décembre 1979 d'intervenir en Afghanistan.
2 - Alexandre Dubcek (1921-1991) : homme politique tchécoslovaque, Dubcek vit en U.R.S.S. de 1925 à 1938. Il revient en Tchécoslovaquie en 1939, adhère au parti communiste et entre en résistance en 1939. Après-guerre, il fait une carrière politique au sein du parti dont il devient le secrétaire en 1963. Il met en place le socialisme à visage humain, ce qui déplait à l'Union soviétique qui fait intervenir les chars du Pacte de Varsovie en 1968. Dubcek est écarté du pouvoir en 1969 et exilé à Bratislava. Il réapparait avec la révolution de velours en 1989.
3- Lyndon Baines Johnson (1908-1973) : élu du parti démocrate des États-Unis en 1937, il devient le vice-président des U.S.A. en 1961 quand les élections portent à la présidence John Fitzgerald Kennedy. En 1963, après l'assassinat de Kennedy, il devient le 36e président des États-Unis, il est réélu en 1964. Sa présidence est marquée par la lutte des Droits civiques et par le début de la guerre du Vietnam.
Guerre froide : Période historique mondiale qui s'étend de 1945 à 1990. À l'issue de la seconde guerre mondiale, le monde est divisé entre le bloc de l'Ouest dominé par les États-Unis et le bloc de l'Est dominé par l'Union soviétique : on parle alors d'un mode bipolaire. Il s'agit d'une guerre idéologique (états communistes ou états libéraux) et stratégique, les affrontements se font sur des terrains non-occidentaux (comme la guerre du Vietnam, Cuba, Afghanistan). La guerre froide se termine avec la chute du mur de Berlin et la désintégration du bloc de l'Est.
Alexandre SUMPF, « Le Printemps de Bratislava », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 21/11/2024. URL : https://histoire-image.org/etudes/printemps-bratislava
À découvrir : Ils se sont unis pour filmer le Printemps de Prague, une vidéo d'Arte
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