Le Ci-devant Grand Couvert de Gargantua moderne en famille
Auteur : ANONYME
Lieu de conservation : musée Carnavalet – Histoire de Paris (Paris)
site web
Date de création : Vers 1791
H. : 41 cm
L. : 53,1 cm
Série : Caricatures révolutionnaires.
Eau-forte coloriée.
Domaine : Estampes-Gravures
© CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet
G.26137
Louis XVI en Gargantua attablé
Date de publication : mai 2023
Auteur : Lucie NICCOLI
La caricature en France au XVIIIe siècle et sous la Révolution
La caricature politique, sous la forme d’une gravure associée souvent à un pamphlet, est née au XVIe siècle : la Réforme protestante fournit la première opportunité d’attaquer le dogme religieux et la caricature est employée dans la guerre que se livrent catholiques et protestants. Elle est cependant rapidement censurée, dès le XVIe siècle et plus sévèrement au XVIIe siècle. Son véritable essor intervient au siècle des Lumières, quand les philosophes viennent questionner l’arbitraire de l’autorité royale, la fiscalité profitant aux classes supérieures et les croyances religieuses : le clergé et la noblesse en font les frais, puis la reine Marie-Antoinette, pour ses dépenses excessives et ses supposés libertinages, mais la personne du roi demeure sacrée.
La production de caricatures augmente significativement à partir de 1789, accompagnant le mouvement de mécontentement d’une population aux deux-tiers analphabète. Alors que Louis XVI était encore épargné, il fait l’objet de caricatures féroces après la tentative de la famille royale de rejoindre le bastion royaliste de Montmédy (en Lorraine), qui se termine par son arrestation dans une auberge à Varennes, la nuit du 20 au 21 juin 1791.
La gravure intitulée Le Ci devant Grand Couvert de Gargantua moderne en famille, parue en 1791, fait partie de ces très nombreuses représentations anonymes de Louis XVI dépouillé de son aura royale, diffusées à la suite de cet incident perçu par le peuple comme une véritable trahison. Elle assimile le roi à Gargantua, le plus célèbre géant issu de l’œuvre de François Rabelais, fils de Grandgousier et père de Pantagruel, réputé pour sa démesure et sa gloutonnerie.
Louis XVI en Gargantua attablé, dévorant les ressources de son peuple
Dans un vaste paysage fermé à l’horizon par des reliefs à la végétation rare à droite, et par un accès à la mer à gauche, une grande table est dressée pour le géant et sa famille, servis par une multitude de petits personnages. Louis XVI est facilement reconnaissable, coiffé et vêtu comme dans son portrait peint dans l’atelier de Callet en 1786, portant la plaque et le cordon de l’ordre du Saint-Esprit ainsi que l’ordre de la Toison d’or. Son embonpoint naturel est cependant exagéré et son visage arrondi par de grosses joues et un double menton. La bouche ouverte, prêt à engloutir un cochon entier au bout de sa fourchette, il s’exclame, inquiet : « Y en a-t-il assez pour mon grand gosier pendant une année ». Sa main gauche est posée sur une assiette pleine de pièces de monnaie et de gros billets que des petits serviteurs montés sur une échelle continuent à remplir. Il en a distribué également aux deux couples assis à sa gauche : ses frères, les comtes de Provence et d’Artois, futurs Louis XVIII et Charles X, accompagnés de leurs épouses respectives, Marie-Joséphine et Marie-Thérèse de Savoie. Le second couple porte curieusement des billets à sa bouche, Artois disant « J’ai mangé de l’argent en bagatelle et je ronge le papier à Vorms ». « Vorms » ou « Worms » est la ville de Rhénanie où se met en place au printemps 1791 une armée contre-révolutionnaire tandis que les frères de roi émigrent à Coblence (1). Le personnage juché sur des échasses derrière les princes et tenant un torchon blanc souillé est d’ailleurs qualifié de l’« ombre du Grand Maître résident à Worms, faisant son service auprès de Gargantua », soit le prince de Condé (2), chef de ladite armée et grand maître de France, qui présidait au grand couvert (repas en public). À la droite de Louis XVI, une Marie-Antoinette à la poitrine dénudée et au regard lubrique se fait servir dans un verre du vin qui n’est autre que le sang d’un jeune homme égorgé par le « boucher de Nancy » : c’est ainsi que fut surnommé le marquis de Bouillé après sa répression sanglante de la mutinerie des soldats de Nancy, en août 1790. Ce grand couvert est approvisionné en victuailles variées par tout un peuple de paysans et d’artisans industrieux. Près de la forteresse qui pourrait être la citadelle de Port-Louis à Lorient, certains sortent même d’imposants colis du navire amarré : « le comestible de Gargantua », rapporté « de l’Orient », allusion à la Compagnie française des Indes orientales.
La figure de Gargantua pour dénoncer les abus des puissants, de la Révolution au XIXe siècle
Par cette caricature et bien d’autres, la personne du roi, est désacralisée. Il n’est déjà plus qu’un ci-devant – une personne dépossédée de son titre – un simple citoyen, et même pire : un glouton bouffi, gouffre financier et cocu balourd. Le porcelet qu’il mange et la tête de porc présentée sur un plateau à sa gauche, légendée « bouquet analogue à Gargantua », préfigurent son assimilation à cet animal dans de nombreuses caricatures. Cette tête coupée annonce peut-être aussi son destin funeste, la désacralisation du roi dans l’imaginaire des révolutionnaires ayant été une étape préalable à son exécution.
L’image de ce banquet royal gargantuesque est une dénonciation des prédations du roi et de la noblesse sur les ressources alimentaires et financières du royaume et sur le peuple lui-même, dont Marie-Antoinette boit le sang. Alors que la farine est rare et chère pour les Parisiens, pour le roi prédateur et non plus nourricier de son peuple, le pain court devient « pain long ». En cela, cette estampe s’inscrit dans une série représentant les puissants en Gargantua attablé depuis Louis XVI jusqu’à Louis-Philippe. Une gravure de Charles Dumonstier datée du milieu du XVIIIe siècle, Gargantua à son petit couvert, à l’iconographie très proche de celle du Ci devant grand couvert mais sans identification à la cour de France et sans double sens satirique, pourrait en être l’origine. Autour de 1810, un Gargantua à son grand couvert et son pendant, une Mme Gargantua, représentent des aristocrates du Premier Empire semblablement attablés, tandis qu’Honoré Daumier figure Louis-Philippe en Gargantua dans sa célèbre lithographie de 1831 pour dénoncer une fiscalité qui profite toujours aux notables.
Bertrand TILLIER, « Gargantua, géant de papier ? Migrations visuelles et jeux d’échelles », dans Romantisme n°187, p. 28 à 43, Armand Colin, Paris, 2020.
Annie DUPRAT, Histoire de France par la caricature, Larousse, Paris 1999.
Annie DUPRAT, Les Rois de papier. La Caricature de Henri III à Louis XVI, Paris, Belin, 2002.
Collectif, La Caricature française et la Révolution, 1789-1799. Politique et polémique, catalogue de l’exposition au Grunwald center for the graphic arts, Wight art gallery, University of California, Los Angeles, puis à la Bibliothèque nationale, 1988.
1 - Coblence : dès 1789, avec le comte d'Artois, frère de Louis XVI (et futur Charles X), l'aristocratie émigre vers Coblence, puis Worms en Allemagne. Les émigrés forment l'armée des princes et participent aux guerres menées par les souverains européens contre la France de la Révolution française.
2 - Louis Joseph de Bourbon-Condé (1736-1818) : 8e prince de Condé, il quitte la France dès le 17 juillet 1789 et prend la tête de l'armée des Émigrés
Lucie NICCOLI, « Louis XVI en Gargantua attablé », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 21/11/2024. URL : https://histoire-image.org/etudes/louis-xvi-gargantua-attable
Gargantua et François Rabelais, Les Essentiels de la BNF
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