La Voisin (Catherine Deshayes dite)
Lieu de conservation : musée national du château de Versailles (Versailles)
site web
Date de création : 1680-1683
H. : 40,1 cm
L. : 28,3 cm
Éditeur : Guillaume Chasteau.
Album Louis-Philippe.
Eau-forte.
Domaine : Estampes-Gravures
© RMN-Grand Palais (Château de Versailles) / Gérard Blot
INV.GRAV.LP 31 bis.86.1 - 02-006022
La Voisin et l’affaire des poisons
Date de publication : Janvier 2024
Auteur : Lucie NICCOLI
1676-1682, l’affaire des poisons et l’exécution de La Voisin
Entre 1676 et 1682 éclate à Paris l’affaire des poisons : la mise au jour par la police d’une vaste entreprise criminelle dans laquelle étaient associés le commerce de poisons (ou poudres de succession), la pratique d’avortements clandestins et des rituels de sorcellerie tels que divination et messes noires, certaines incluant des sacrifices de nourrissons. L’enquête est menée par le lieutenant général de police Gabriel de La Reynie, le premier à se voir confier cette charge par Colbert en 1667, et par son agent François Desgrez (1).
L’affaire commence en 1676 par l’arrestation dans un couvent de Liège de la marquise de Brinvilliers, recherchée pour l’empoisonnement à l’arsenic de son père et de ses deux frères. Soumise à la question, elle révèle l’existence de toute une sphère criminelle comprenant apothicaires, alchimistes, faux-monnayeurs, chiromanciennes et avorteuses, et de leur nombreuse clientèle, jusque dans les rangs de l’aristocratie. Sont impliqués notamment le maréchal de Luxembourg (2), le dramaturge Racine ou encore les nièces du cardinal Mazarin, Mesdames de Soissons et de Bouillon. En mars 1679 est arrêtée celle qui semble être à la tête de ce réseau d’empoisonneurs – Catherine Deshayes, épouse Monvoisin, dite La Voisin , ancienne sage-femme enrichie par la pratique des avortements (elle en aurait pratiqué plus de 2 500) et le commerce des poisons. Elle serait aussi l’instigatrice de rites sataniques, présidés par le prêtre défroqué Guibourg.
« Cette affaire occupe tout Paris », écrit la marquise de Sévigné dans sa correspondance avec sa fille. Face à son ampleur, Louis XIV met en place en avril 1679 à l’Arsenal un tribunal exceptionnel appelé chambre ardente (sans doute en raison de la configuration de la salle, tendue de noir et éclairée par des flambeaux), où plus de quatre cents accusés comparaissent jusqu’à sa dissolution, en 1682.
Comme la Brinvilliers avant elle, la Voisin est torturée et brûlée vive en place de Grève, le 22 février 1680. L’arrestation et l’exécution de cette reine des sorcières inspire à Jean Donneau de Visé, créateur du Mercure galant, et Thomas Corneille, petit frère du dramaturge et son associé, la pièce de théâtre La Devineresse ou les faux enchantements, écrite en 1679. Afin de promouvoir leur pièce, ils font paraître dans le Mercure galant du 29 février 1680 un portrait de l’empoisonneuse gravé par un jeune peintre promis à une fameuse carrière auprès du roi et du duc d’Orléans, Antoine Coypel. Quelques semaines plus tard, ce dernier en publie une version plus élaborée chez son oncle, le graveur et éditeur Guillaume Chasteau.
Le portrait d’une criminelle, à la fois moral et plaisant
Au centre de la gravure, le buste de la Voisin, comme celui d’une sainte dans un médaillon, est enchâssé dans un ovale formé par une couronne de feuillage sur laquelle s’entortillent des serpents, voisinant avec un lézard et un crapaud. Catherine Monvoisin, femme corpulente de quarante ans environ, marquée par la boisson et la débauche, est figurée en robe blanche et bonnet de condamnée à mort, telle qu’a sans doute pu l’observer Coypel dans la charrette la conduisant place de Grève ou sur le bûcher. Son visage au front bas et aux lèvres sensuelles est légèrement incliné, le regard plongé dans ses pensées. Contrairement aux martyrs levant les yeux au ciel ou au portrait de la Brinvilliers esquissé par Charles Le Brun en 1676, elle n’exprime aucune émotion : ni terreur, ni remords ; elle semble accepter son châtiment et enfermer derrière l’écran de son regard le mystère de son âme monstrueuse.
À la fois figures ornementales et personnages secondaires du drame, plusieurs allégories de la Mort et du Mal, empruntées pêle-mêle à l’iconographie antique païenne et médiévale chrétienne, encadrent le médaillon : en haut, à gauche, les trois Parques, celle du milieu, le regard sévère, dévidant le fil de son fuseau ; à droite, la Faucheuse ailée, la mâchoire entrouverte dans un sinistre rictus ; en bas à gauche, un démon musculeux au museau de bouc et coiffé de serpents, brandissant une double torche pour allumer le bûcher ; à ses côtés, un dragon ailé et griffu, dont la langue fourchue désigne le petit poème en forme d’épitaphe qu’illustre ce portrait. Elle y est accusée d’avoir « par mille poisons » détruit la « nature », soit la vie et l’ordre des choses, œuvre de Dieu, dont le roi est le représentant sur terre. Conformément à la ligne éditoriale du Mercure galant, revue bénéficiant d’un privilège royal dans laquelle avait été publiée la première version du portrait, cette estampe à vocation morale autant que plaisante montre que l’ordre est rétabli : les figures infernales châtient finalement la criminelle qui les avait utilisées à son profit.
La fin de la chasse aux sorcières et la pénalisation du trafic de poisons
L’affaire des poisons représenta un tournant dans le traitement des affaires de sorcellerie : alors que, depuis la fin du XVe siècle, les procès pour de supposés crimes de possession, hérésie, empoisonnement ou infanticide avaient mené au bûcher des dizaines de milliers de condamnés, principalement des femmes, la chasse aux sorcières s’essouffla à partir des années 1640. Les grandes peurs engendrées aux XVIe et XVIIe siècles par les troubles que constituèrent les guerres de religion et l’assassinat d’Henri IV, puis la Fronde pendant la minorité de Louis XIV, cédèrent le pas à une pensée plus rationnelle sous le règne de ce dernier. Sous l’influence des philosophes Descartes (3), Spinoza (4) et Leibnitz (5), l’esprit critique et les sciences progressèrent, faisant reculer les superstitions. Par ailleurs, Louis XIV, assisté de Colbert, entreprit, à l’occasion de l’affaire des poisons, de centraliser la police parisienne, qui put dès lors procéder à de véritables enquêtes et démasquer les « faux enchantements » susceptibles de nuire à son autorité. Le travail d’investigation mené par La Reynie s’inscrit dans ce cadre et c’est un réseau de véritables criminels, et non de pseudo-sorciers, qu’il démantèle. Le portrait de la Voisin par Antoine Coypel en fait un personnage à la frontière de la sorcellerie et de la criminalité : à la fois maudite créature, accompagnée de figures infernales et condamnée ordinaire, dépourvue d’aura maléfique. Après sa mort, les témoignages de sa fille compromirent la marquise de Montespan, favorite de Louis XIV, incitant ce dernier à dissoudre le tribunal, en juillet 1682. Dans la foulée, le roi promulgua en août un édit pour la punition de différents crimes, contre ceux qui se disent devins, magiciens et enchanteurs, destiné à réglementer la vente de produits toxiques et à réprimer les empoisonnements ainsi que toutes pratiques superstitieuses, faisant de la sorcellerie un simple crime d’escroquerie.
Philippe CORNUAILLE, L’Écran de La Devineresse, ou Le Miroir déformant de l’affaire des poisons, Nouvelles de l’estampe, n° 258, 2017.
Rémi MATHIS, Vanessa SELBACH, Louis MARCHESANO et Peter FUHRING (sous la dir. de), Images du Grand Siècle. L’estampe française au temps de Louis XIV (1660-1715), catalogue de l’exposition présentée à la Bibliothèque nationale de France de novembre 2015 à janvier 2016, BnF et The Getty Research Institute, Paris, 2015.
Jean-Christian PETITFILS, L’affaire des Poisons. Crimes et sorcellerie au temps du Roi-Soleil, Perrin, Paris, 2010.
1 - François Desgrez (?- vers 1703) : lieutenant de la compagnie du Guet de la ville de Paris, chargé par Gabriel Nicolas de La Reynie de l'enquête sur l'affaire des Poisons.
2 - François Henri de Montmorency-Bouteville (1628-1695) : duc de Luxembourg et maréchal de France, il est impliqué dans l'affaire des Poisons et embastillé de 1679 à 1680.
3 - René Descartes (1596-1650) : philosophe et mathématicien français, il est considéré comme le premier philosophe moderne, il met fin à la suprématie d'Aristote et fonde le cartésianisme. Il est l'auteur de Je pense donc je suis et du Discours de la méthode (1637).
4 - Baruch Spinoza (1632-1677) : philosophe hollandais, il est considéré comme un cartésien et un disciple de Descartes. Il est l'auteur de L'Éthique (1677)
5 - Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) : philosophe et mathématicien allemand, rationaliste comme Descartes, il s'oppose par ailleurs à ses théories. Il entre en conflit avec Isaac Newton sur le calcul infinitésimal.
Iconographie : Ensemble des images correspondant à un même sujet. On parle de programme iconographique lorsqu’un décor en plusieurs parties regroupe de manière cohérente différents sujets autour d’un même thème.
Lucie NICCOLI, « La Voisin et l’affaire des poisons », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 12/12/2024. URL : https://histoire-image.org/etudes/voisin-affaire-poisons
Deux lettres de la marquise de Sévigné à propos de la marquise de Brinvilliers, Les Essentiels - Littérature, BNF
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