Simone de Beauvoir au café de Flore
Sartre au café de Flore
Simone de Beauvoir au café de Flore
Auteur : BRASSAÏ
Lieu de conservation : collection particulière
Date de création : 1945
Date représentée : Vers 1945
Épreuve gélatino-argentique
Domaine : Photographies
© Estate Brassaï - GrandPalaisRmn © GrandPalaisRmn / Michèle Bellot
A.736 - 00-017619
Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre
Date de publication : mai 2024
Auteur : Paul BERNARD-NOURAUD
La vie intellectuelle parisienne dans l’ombre de la Seconde Guerre mondiale
Le 25 août 1944, Paris est officiellement libéré. En dépit de la violence des combats, la capitale a échappé de peu à la destruction totale ordonnée par Hitler ; ordre auquel le commandant militaire de Paris, le général Dietrich von Choltitz, a finalement désobéi. Ses habitants sont exsangues et inquiets, mais la plupart des infrastructures fonctionnent. En outre, au contraire d’autres villes occupées, comme Varsovie, la vie intellectuelle n’a jamais complètement cessé à Paris. Un nombre non négligeable de ses animateurs avaient collaboré. Les collaborationnistes les plus acharnés ont ensuite été condamnés (comme Robert Brasillach (1), fusillé début 1945). Beaucoup d’intellectuels sont également demeurés sur place tout au long de la guerre, entretenant des liens plus ou moins étroits avec la Résistance intérieure.
Ceux qu’ont entretenu Simone de Beauvoir et de Jean-Paul Sartre ont été relativement ténus, l’un et l’autre ayant poursuivi leur activité éditoriale parisienne : en 1943, Beauvoir publie son premier roman, L’Invitée, et Sartre son œuvre philosophique majeure, L’Être et le Néant, tous deux chez Gallimard, tandis que la création de la troisième pièce de théâtre de ce dernier, Huis clos, a été bien reçue par la critique en mai 1944. En réalité, l’engagement de ces deux personnalités liées depuis des années par une forme d’union libre ne prend véritablement corps qu’au sortir de l’Occupation.
C’est à cette période, en 1945, que le photographe d’origine hongroise devenu depuis son arrivée vingt ans plus tôt le portraitiste des milieux avant-gardistes parisiens, Gyula Halasz, dit Brassaï, réalise leurs portraits respectifs dans un nouveau lieu du monde intellectuel d’après-guerre, le Café de Flore. En choisissant un café pour cadre commun à ses deux photographies, Brassaï actualise un modèle ancien : celui du portrait d’intellectuel. Le genre remonte au moins au XVIIIe siècle, avec, notamment, le portrait peint de Denis Diderot par Louis-Michel van Loo (1767, musée du Louvre), ou celui, sculpté par Jean-Antoine Houdon, de Voltaire (vers 1780, foyer de la Comédie-Française, Paris). Son succès ne se démentit pas au siècle suivant, mais, au contraire de celle de l’artiste, la figure du penseur n’était que rarement associée au café bien que les penseurs des Lumières se réunissent déjà au Procope, non loin du Flore. Le choix de Brassaï d’y portraiturer Sartre, et peut-être plus encore Beauvoir, confère donc aux deux écrivains une touche artistique et moderne : l’une et l’autre y fument tout en écrivant.
Deux portraits en intellectuels
Car le photographe, sans doute d’accord avec ses modèles, a conservé certains des indices traditionnels du portrait d’intellectuel, à la fois « bien mis », comme il sied à des professions libérales, mais sans ostentation (Sartre troquera plus tard la chemise-cravate contre son célèbre polo noir). À côté des plateaux qui encombrent leurs tables de tasses et de pots à lait l’un et l’autre se tiennent assis devant des feuillets qu’ils sont en train de rédiger ou qu’ils s’apprêtent à relire. L’un comme l’autre bénéficie d’un éclairage flatteur, qui semble en partie d’origine naturelle, illuminant par la droite leurs deux visages. Celui de Beauvoir se détache davantage du clair-obscur dont elle est entourée, comme pour souligner sa concentration qu’accentue encore la légère plongée du cadrage, tandis que Sartre est cadré presque en face à face. Le mouvement de ce dernier vers la gauche suggère de son côté un moment d’inspiration. Dans les deux cas, ils prennent manifestement la pose, feignant de ne pas voir l’objectif du photographe qu’ils ne sauraient pourtant oublier tant il se tient près d’eux.
Deux portraits d’amitié et de compagnonnage annonciateurs d’une nouvelle ère intellectuelle
Cette proximité comme le dispositif qu’impliquent les deux prises de vue traduisent l’amitié qui lie le photographe à ses deux modèles. Le parallélisme qu’établit délibérément entre eux Brassaï en optant pour un cadre et un cadrage analogues décrit aussi le lien qui unit ces deux figures de la scène intellectuelle français.
Toutefois, comme dans les pendants de fiançailles de la peinture hollandaise, le photographe ne réalise pas de Beauvoir et de Sartre un double portrait. Il leur conserve en quelque sorte photographiquement l’indépendance qu’ils s’étaient accordés mutuellement dans leur vie amoureuse et intellectuelle. En ce sens, les deux images témoignent autant de leur amitié pour le photographe que de leur compagnonnage à travers le temps.
Le choix de se faire portraiturer au café plutôt que devant leur bibliothèque, par exemple, ou dans un amphithéâtre (l’un et l’autre ont définitivement cessé d’enseigner en 1945), revêt une valeur historique et politique. Désormais, la nouvelle génération de penseurs (Beauvoir a alors 37 ans et son compagnon 40) sera en prise directe avec la réalité, loin de leur proverbiale tour d’ivoire. Leurs « bureaux », le lieu où ils réfléchissent et pensent la société, n’est plus isolé, mais au cœur du quartier artistique et intellectuel de l’après-guerre qu’ils contribuent à façonner comme tel : celui de Saint-Germain-des-Prés, où se situe le Café de Flore, et dont les caves ont vibré les premières au son du jazz à la Libération. En choisissant d’être quotidiennement présents dans un même lieu public, Beauvoir et Sartre se rendent accessibles au tout-venant comme aux sollicitations les plus diverses.
Aussi paradoxal que cela puisse sembler aujourd’hui, leurs portraits par Brassaï en 1945 constituent donc de véritables manifestes des nouveaux engagements que contractent les deux penseurs.
Simone DE BEAUVOIR, La Force des choses, Paris, Gallimard, 1963.
Christophe CHARLES, Laurent JEANPIERRE, La Vie intellectuelle en France. 2. Le temps des combats, 1914-1962, Paris, Seuil, 2016.
Agnès DE GOUVION-SAINT-CYR (dir.), Brassaï. Pour l’amour de Paris, Paris, Flammarion, 2013.
Frances MORRIS (dir.), Paris Post War: Art and Existentialism 1945-55, Londres, Tate Gallery, 1993.
Jean-Paul SARTRE, Situations, III, lendemains de guerre, Paris, Gallimard, 1949.
Michel WINOCK, Le Siècle des intellectuels, Paris, Seuil, 1997.
1 - Robert Brasillach (1909-1945) : romancier français, influencé par Maurice Barrès, il écrit dans le journal nationaliste L'Action française. Il entre en politique en 1934 et promeut un fascisme français. Sous le régime de Vichy, il collabore avec l'Occupant, participe à la Révolution Nationale et à la propagande antisémite de Vichy Il écrit dans Je suis partout, journal de la collaboration et antisémite. Il est condamné à la Libération et exécuté le 6 févier 1945.
Paul BERNARD-NOURAUD, « Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 21/11/2024. URL : https://histoire-image.org/etudes/simone-beauvoir-jean-paul-sartre
À découvrir
- l'histoire du Café de Flore
- l'histoire du Procope, le plus vieux café de Paris, BNF, Les Essentiels Littérature
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